Elle regagna sa place à la fenêtre, l’œil froissé par le désir ou la satisfaction du devoir accompli. Elle contemplait de nouveau la mer et percevait, sans vraiment le fixer le petit point noir qui tanguait au large. Il rentrera tout à l’heure au port, comme d’habitude, il ne dira rien ni même merci, il mangera en silence, l’air un peu renfrogné d’un ours qui aurait un vague sourire aux lèvres.
- Ça achève, dira-t-il enfin. - Qu’est-ce qui achève ? - La mer. - La pêche tu veux dire ? - ...mmm.
Les deux pieds plantés dans le hareng jusqu’aux cuisses, Bonne pêche ! pensa-t-il, Noum Guité entendit l’appel de Pauline aussi nettement que la plainte d’un loup hurlant à la lune, et il sourit de contentement. « C’est l’heure, mais la journée me paraît pas mal courte aujourd’hui ! » Il s’appliqua à remonter l’ancre : un petit coup de sonde d’abord, comme on tâte une ligne pour voir si ça mord, puis il blêmit. Sainte Fourche ! jura-t-il. L’ancre était rivée au fond, rien ne bougeait sauf le nez de la barque qui risquait de s’enfoncer à chacun de ses efforts. S’il avait au moins le temps d’aller se placer à angle droit, car parfois la pointe de l’ancre se coince sous un rocher, et il suffit de tirer doucement… Mais le vent le repoussait.
Comme un rideau qui tombe, la pluie s’abattit d’abord au large, on aurait dit pour boucher l’horizon, puis dans un mouvement de demi-cercle l’orage se referma sur la petite barque pour bientôt la saisir entre ses mâchoires. Fais ta prière, Noum !
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- Bonté divine ! Il va pleuvoir des hallebardes ! et Noum qui est en mer. Derrière la vitre brillaient des yeux de louve. Elle s’était tenue dans la pénombre, depuis de longues heures, à regarder la mer, immobile. Elle sortit tout à coup, comme inspirée par le temps, prit position près du bouleau qui s’inclinait vers le précipice, et cette petite femme délicate ouvrit la mâchoire pour laisser sortir un cri massif, prolongé, qui dévala le cap et troua l’espace au-dessus de la mer. C’était un hurlement enveloppé de douceur, directement venue de la gorge et modulé par une bouche sensuelle. Personne au début ne semblait l’entendre, sauf le capitaine Noum à qui il était destiné. Son cri deviendrait plus tard la hantise de tout le village et confirmait l’étrange surnom de sa descendance.
Au flanc de la colline ouest, le premier coup de vent de l’automne courut, plaquant les hautes herbes par bonds souples et capricieux, on aurait dit la foulée d’un renard invisible. Pauline savait, même si la voûte du ciel était encore claire comme le cristal, que la menace surgirait de plus loin, à la crête des montagnes. La pluie s’abattrait bientôt par paquets drus et les vents brasseraient la mer à en perdre le sens. C’est là que Noum s’arrachait l’âme dans une minuscule barque qui tenait si mal la mer. Mais cet entêté s’obstinait à la remplir à ras bords, menaçant de naufrager à chacune de ses pêches miraculeuses. Il attendait toujours le signal de Pauline pour lever l’ancre. |
La mer, les rochers, le vent, les tempêtes et les marées servent de toile de fond à cette passionnante chronique du village gaspésien de l’Anse-aux-Corbeaux. Au début des années 20, Pauline et Noum unissent leur destinée. Elle est une femme fougueuse et ambitieuse, héritière de toute la pointe de la falaise où s’élève le village. On la surnomme Pauline du Loup, car elle a de la bête le nez pointu et le même regard. Et il y a surtout ce long cri aigu qu’elle peut lancer vers la mer quand elle sent venir la tempête. Car elle veille sur son pêcheur de mari. Son Noum, fier batailleur. Son homme.
De leur union naîtront quatorze enfants. |
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