- Est-ce que je te dérange?

Le silence de la mort n’est donc pas si étanche que la voix de Delphine persiste dans la moiteur de la chambre fermée, répète inlassablement son éternelle, vaine question.

 

J’ai rappelé le médecin qui tarde et j’ai rabattu le drap sur la face de Delphine. Je me penche sur l’appui de la fenêtre tant que je peux après avoir poussé les volets. J’ai l’air de chercher quelque secours dans le petit jour gris qui se lève tout en haut de l’arbre unique de la minuscule cour pavée de mon immeuble.

- Est-ce que je te dérange?

 

Il y a quelques heures à peine. Sa voix dolente et têtue tout contre mon oreille. Elle avait sans doute conservé un double de mes clefs et elle est entrée sans faire de bruit. Ses plates petites chaussures chinoises effleurant le sisal rugueux de mon tapis. Soudain, elle est là dans la pièce où je dors. Elle se penche sur moi dans l’obscurité comme si elle voulait entrer de force dans mon sommeil, s’immiscer dans mes rêves les plus secrets. Ses longs cheveux chatouillant ma joue, son souffle court dans mon cou.

 

Elle a grimpé mes quatre étages sans rompre le silence de la maison endormie. Nul témoin de son passage léger. Ils dorment tous derrière leurs portes fermées, continuent de s’ignorer les uns les autres dans le noir comme en plein jour.

 

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Delphine est morte dans mon lit, cette nuit, un peu avant l’aube. Et moi, Édouard Morel, homme sans grâce et peu sociable, je suis forcé de la veiller un bon moment, pareille à une morte chère à mon cœur. Le médecin alerté, je n’ai plus qu’à attendre qu’on emporte Delphine.

 

Elle est là, étendue sur mon lit défait, le drap tiré jusqu’au menton,telle que je l’ai arrangé après  lui avoir fermé les yeux. Je n’avais jamais remarqué comme ses yeux pouvaient être bleus.

 

Et maintenant, elle fait la morte consciencieusement , sans pudeur, comme si elle était chez elle, seule au monde, avec une sorte d’entêtement souverain qui l’absorbe tout entière. Je la regarde comme je ne l’ai jamais regardée.  Je m’épuise à la regarder. On pourrait croire que j’attends de Delphine un signe, une explication, l’aveu d’un secret, alors que je sais très bien qu’elle a entrepris là, sous mes yeux, une tâche interminable, féroce et sacrée, et que personne ne pourra l’en distraire jusqu’à ce qu’elle tombe en poussière.

 

La tête sur le billot je jurerais que cette fille ne m’est rien et qu’elle n’avait pas plus de raisons de finir ses jours dans mon lit plutôt qu’ailleurs. Elle l’a fait exprès. Je suis sûr qu’elle l’a fait exprès. Depuis le temps qu’elle me suit à la trace, me colle à la peau, me ronge les os. 

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« Et moi, Edouard Morel, homme sans grâce et peu sociable, un jour, j’ai vu Delphine au bord de la fontaine Saint-Sulpice, dans la lueur des marronniers roses alignés sur la place. Il se dégageait de toute sa petite personne une sorte d’entêtement à se trouver là, dans l’embrun de la fontaine et à ne pas vouloir exister ailleurs, les coudes aux genoux, repliée sur elle-même, légèrement offusquée d’être au monde. Depuis ce temps, elle me suit à la trace. 

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Zone de Texte: Les premiers paragraphes du roman

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