Sa tâche de serveuse laissait ainsi à sa pensée, non point de longs moments pour revenir au souvenir excitant et trouble de la veille, mais de petits fragments de temps où elle retrouvait au fond d'elle-même le visage de ce garçon inconnu. Cependant les bruits de vaisselle, les commandes ne la tiraient pas toujours de la rêverie qui, par instants, faisait passer sur son visage un bref frémissement.
Et soudain elle fut déroutée, vaguement humiliée. Le jeune inconnu, pendant qu'elle surveillait la foule entrant au magasin par les portes à battants vitrés, avait pris place à la longue table de simili-marbre et, d'un geste impatient, l'appelait. Elle s'avança vers lui, les lèvres entrouvertes, en une moue plutôt qu'en un sourire. Comme il lui déplaisait déjà qu'il pût la surprendre ainsi au moment où elle essayait dans son souvenir de ressaisir ses traits et le timbre de sa voix !
- Comment t’appelles-tu? Fit-il brusquement. Plus que la question, la manière de la poser, familière, gouailleuse, presque insolente, irrita la jeune fille.
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À cette heure, Florentine s'était prise à guetter la venue du jeune homme qui, la veille, entre tant de propos railleurs, lui avait laissé entendre qu'il la trouvait jolie.
La fièvre du bazar montait en elle, une sorte d'énergie mêlée au sentiment confus qu'un jour, dans ce magasin grouillant, une halte se produirait et que sa vie y trouverait son but. Il ne lui arrivait pas de croire que son destin, elle pût le rencontrer ailleurs qu'ici, dans l'odeur violente du caramel, entre ces grandes glaces pendues au mur où se voyaient d'étroites bandes de papier gommé, annonçant le menu du jour et au son bref, crépitant, du tiroir-caisse, qui était comme l'expression même de son attente exaspéré. Ici se résumait pour elle le caractère hâtif, agité et pauvre de toute sa vie passée dans Saint-Henri.
Par delà les cinq ou six dîneurs qu'elle avait à servir, son regard fuyait vers les comptoirs du magasin - le restaurant occupant le fond du Quinze-Cents - et dans le miroitement de la verroterie, des panneaux nickelés, de la ferblanterie, son sourire vide, taciturne et morose s'accrochait sans but à quelque objet chatoyant qu'elle ne voyait pas. |
Dans le quartier montréalais de Saint-Henri, un peuple d'ouvriers et de petits employés canadiens-français est désespérement en quête de bonheur. Florentine croit trouver le sien dans l'amour; Rose-Anna le cherche dans le bien-être de sa famille; Azarius fuit dans le rêve; Emmanuel s'enrôle; Jean entreprend son ascension sociale. Chacun, à sa manière, invente sa propre voie de salut et chacun, à sa manière échoue. Mais leur sort est en même temps celui de millions d'autres, non seulement à Montréal mais partout ailleurs, dans un monde en proie à la guerre. |
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