A-t-on idée, semble-t-il penser, de cuisiner un mets si coloré ? Avec sa fourchette, il promène une boulette de viande dans la sauce rouge. L'arôme de l'origan, de l'ail et du basilic se dégage de l'écheveau de nouilles, le laissant tout impatient du jugement de son père qui, d'un air dogmatique, lui répond:

 

- Il n'y aurait pas goûté, j'en suis sûr. Il aurait dit : Ça, pas nourriture. Moé, pas connaître animal long et blanc comme ça.

- Comment ça se mange ?

- Regarde à la table voisine. Ça se roule dans la cuillière.

 

- Je me risque le premier.

 

Aussitôt dit, aussitôt fait. Clovis n'a pas à se concentrer longtemps sur le goût relevé et savoureux qui enchante son palais  et il approuve d'un expressif hochement de tête. Philippe, à son tour, s'offre cette saveur inédite et conclut :

 

- Excellent diagnostic, fils.

Et il lève un verre imaginaire. Léger, lui aussi, de ne plus être écorché par le mot fils. Conscient de le dire sans honte et sans remords. Clovis pose sur lui des yeux affectueux qui l'embarrassent de leur sincérité.

- Mange, tu dois avoir faim après une journée comme celle-là.

- Et vous, vous êtes fatigué ?

 

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Le père Roncelli dépose devant eux deux plats fumants de spaghetti et, arborant un fier et sympathique sourire, leur souhaite bon appétit avec un fort accent italien. Débonnaire, il s'en retourne à sa cuisine d'un pas lourd et léger à la fois. Lourd à cause de son embonpoint mais léger de sa réussite remarquable : il a introduit ce mets italien dans la ville de Montréal. Situé à l'angle des rues Craig et Saint-Laurent, son restaurant attire une clientèle d'élite composée de journalistes, d'avocats et d'homme d'affaires qui n'ont qu'à consentir quelques pas de la rue Saint-Jacques  pour venir déguster cette nouveauté. Mais les deux clients qu'il vient de servir personnellement ont fait plus que quelques pas. Ils semblent venir de loin, de très loin, et le fils, dont les cheveux et les yeux très noirs lui rappellent son pays natal, n'arrête pas d'observer tout autour de lui avec la naïveté et l'excitation particulière aux immigrés. Alors, le cœur de père Roncelli a fait un petit tour dans sa poitrine pour ces deux hommes venus de très loin; pour le jeune surtout, qui se grise de la ville et d'un avenir qui brille pour lui.

 

Qu'est-ce que grand-papa Gros-Ours aurait dit de ça ? questionne Clovis d'un ton enjoué, souriant candidement devant l'exotique assiettée.

Zone de Texte: Le plaisir de lire
Zone de Texte: Les premiers paragraphes du roman

Blessé dans son corps, marqué dans son âme par les événements tragiques de sa jeunesse, Clovis Lafrenière quitte Mont-Laurier pour Montréal. Il emporte le souvenir de sa mère, la belle et douce Biche Pensive, dans ce talisman qu'il porte au cou : la chouette aux yeux d'or. Mais il n'est riche que de l'amour de son père retrouvé : Le docteur Lafrenière.

 

Pour ce dernier, il deviendra à son tour, médecin. À son père il rapporte le prix prestigieux qu'il a remporté. Mais que vaut un prix lorsqu'on est encore et toujours métis.

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