Il m’arrivait de les garder en moi; je les emportais dans mon sommeil, comme prémices au songes. Mes nuits étaient longues et riches. Je les traversais lentement, sur la pointe des pieds; je dansais sur un fil, toujours le même, celui que j’avais pris l’habitude de tendre entre le crépuscule et l’aube. Mes acrobaties étaient souvent risquées. J’étais mon unique spectateur. J’avais peur et cela me procurait du plaisir. Je courais sur le fil, poursuivant une image, les mains tendues, les jambes raides et souples dessinaient des demi-cercles. Ces mouvements brefs et précis laissaient des traces en l’air, des filets de lumière tantôt verte, tantôt jaune. Cette acrobatie dans le noir et la solitude me comblait. Je répétais plusieurs fois le même exercice comme si je me préparais à danser devant un public averti et exigeant. Je ne supportais pas d’être dérangé quand je partais sur le fil. Je voulais être étincellent, et si la cruauté devait me frapper, me ramenant au sol et au couffin, ce serait moi, et moi seul, qui le déciderais. Chaque nuit j’augmentais le risque et m’élevais un peu plus haut. Des fois je gardais la hauteur de la veille, mais j’entreprenais des exercices plus périlleux. Je devins ainsi familier des astres qui m’éclairaient jusqu’à l’approche du matin. Mes nuits d’audace continuaient à me traverser tout au long de la journée.           

      

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Je ne me suis jamais battu. Pas même avec mon frère. Donner des coups, en recevoir, s’agiter pour les esquiver, pour se défendre, lancer le corps en avant au risque de l’abîmer, se rouler par terre dans la poussière et les pierres, se faire mal, lutter de toutes ses forces pour vaincre, pour avoir le dessus, se relever en sueur, ému et fier de sa victoire, marcher avec assurance sans se retourner, garder la chemise déchirée et essuyer négligemment le sang qui a dû couler des narines , partir en vainqueur sous le regard admiratif des gamins, cela, je ne l’ai jamais connu.

 

Enfant malade, je rêvais la vie. J’ai passé plus de trois années sur le dos, dans un grand couffin, à regarder le ciel et à scruter le plafond. Je me lassais vite des nuages; je préférais le ciel vide. Quant au plafond en bois peint, il n’excitait pas beaucoup mes rêveries. Je le regardais sans le voir. À force d’en fixer les arabesques, j’en inventais d’autres, plus complexes et surtout moins logiques. Mes yeux accumulaient ces motifs répétitifs et tremblants; je les dérangeais, j’en cassais l’ordre et la symétrie. Je créais à longueur de journée des signes mouvants et flous, je les assemblais dans un désordre extravagant et les disposais ensuite sur la mosaïque des zelliges incrustés dans les murs.    

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Zone de Texte: Le plaisir de lire
Zone de Texte: Premiers paragraphes

À Fès quand il y avait une bagarre, on me choisissait comme arbitre et juge, à cause de mon état encore fragile d’enfant malade. Je comptais les points et je séparais les belligérants. C’est à ce moment-là que fusaient les insultes. À celui qui en dira le plus et qui ira le plus loin dans l’audace. J’aimais bien crier dans la rue déserte toutes les insultes où sexe, religion et parents étaient mêlés.

Il m’arrive encore de penser à Fès comme à un parent disparu. Ce n’est même pas un souvenir, une espèce de fatalité, une image effacée par le temps. La ville s’est déplacée. Reste le cimetière de Bab Ftouh. Des silhouettes passent à la recherche d’une tombe anonyme. Elles y déposent une branche de laurier et récitent une sourate.

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