Ceux qui rôdent parmi elles sont des hommes et des femmes, traités de façon très figurative, avec une profusion de détails délicats. Et l’on se rend compte, un peu tardivement, que tout ce temps l’œil était distrait pour mieux secoué, que le sujet véritable du tableau n’est pas ces créatures monstrueuses égarées dans de folles végétations que la lumière inonde, mais les autres, les petits, les gracieux et papillonnants, les éphémères perdus dans des clairs-obscurs qui leur arrachent des expressions dramatiques à la Caravage, les admirables et fragiles êtres humains.

 

Si esthétiques et perfectionnés, si vivants. Le peintre leur a donné peu de lumière pour exister, mais ils s’emparent de tout, de l’espace, du regard, ils sont éblouissants. Beaucoup sont vêtus de tissus fluorescents qui vainquent la pénombre, plusieurs rient en montrant les dents, quelques-uns montrent les dents en grignotant des choses minuscules qui disparaissent dans leurs mains, mystérieusement prolongées par des coupes. Ils se faufilent parmi les monstres comme parmi des animaux familiers, avec indolence. Les êtres humains de ce tableau ne sont écrasés par l’existence. À les regarder entremêler ainsi leurs peaux bronzées et leurs yeux brillants, l’on se dit qu’il s’agit d’une espèce pacifique et affable, assurément douée pour le bonheur.

 

Le plus remarquable de ces personnages contraste avec la gaieté colorée des autres.

 

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C’est un tableau impressionnant. Il fait cent mètres de long et presque autant de large. Il héberge toutes sortes de créatures antagonistes, du mort et du vivant, des orchidées et du verre, des fougères et des perles, des bêtes énormes qui se tiennent prostrées sous des lumières, des hommes et des femmes qui essaiment partout.

 

Il faut regarder les bêtes les premières : elles prennent toute la diagonale du tableau, illuminées par des lampes à halogène. Elles sont une cinquantaine, luisantes, noirâtres, assemblées par un généticien farceur : des têtes de rongeurs surplombent des torses de singes, des portions de mammifères s’accouplent avec des lépidoptères immenses, des oiseaux prodigieux disparaissent sous des avalanches de poils. Toutes les espèces y semblent représentées, amalgamées cruellement, livrées au gigantisme et au hasard.

 

Mais ces créatures terrifiantes ne terrifient pas. On voit tout de suite qu’il s’agit d’art, et l’art comme on le sait est inoffensif. Les monstres ne sont que des sculptures inanimées, plus immortelles que mortes puisqu’elles n’auront jamais à passer par le goulot stressant de la vie. Elles ne font mine ni de manger, ni de combattre, ni de copuler, aucune de ces activités essentielles auxquelles leur statut de bêtes devrait les condamner, elles se contentent de se tenir debout parmi des végétations fictives et elles regardent ceux qui rôdent parmi elles.

Zone de Texte: Le plaisir de lire

Qu’est-ce qu’on fait quand on est invisible ? Quand on traîne avec soi un corps anormal, un corps que personne n’ose regarder en face ?

On peint, si on a la chance, comme Max, d’être peintre. On tente de voler aux modèles leur âme et peut-être aussi leurs jambes. On apprend si bien à écouter les autres que, bientôt, tous les éclopés de la planète viennent dans notre atelier se libérer de leurs amours meurtries.

On est tranquille, quand on est invisible. Plus besoin de vivre, puisque les autres le font pour nous.

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Zone de Texte: Les premiers paragraphes du roman

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