Pour se rendre chez elle, de Portage-des-Prés, il fallait continuer tout droit devant la pompe à essence, en suivant toujours le trail, peu visible au premier abord, mais que l’on finissait par distinguer aux deux bandes parallèles d’une herbe qui restait quelque peu couchée derrière le passage des légères charrettes indiennes. Seul un vieil habitant ou un guide métis pouvait s’y reconnaître, car, à plusieurs endroits, cette piste se divisait en pistes secondaires conduisant, à travers la brousse, à la cabane de quelque trappeur, située deux ou trois milles plus loin et que, du chemin principal, on ne pouvait pas apercevoir.

 

Il fallait donc s’en tenir strictement au trail le plus direct. Et ainsi, au bout de quelques heures si on était en charrette, un peu plus vite si on voyageait dans une des Ford antiques telles qu’il y en a encore là-bas, on devait arriver à la rivière de la Grande Poule d’Eau.

 

Ici, on abandonnait la Ford et le buggy.

 

Les Tousignant avaient  un canot pour traverser la rivière. S’il se trouvait sur la rive éloignée, un des voyageurs devait aller le chercher à la nage. On s’en allait ensuite au fil de l’eau tout enveloppé d’un silence comme s’il s’en trouve pas souvent sur terre, ou plutôt de froissements de joncs, de battements d’ailes de mille petits bruits cachés, secrets, timides, y produisent quelque effet aussi reposant et doux qu’en procure le silence.

          

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Ce petit village au fond de la province canadienne du Manitoba, si loin dans la mélancolique région des lacs et des canards sauvages, ce petit village insignifiant entre ses maigres sapins, c’est Portage-des-Prés. Il est déjà à trente-deux milles, par un mauvais trail raboteux, du chemin de fer aboutissant à Rorketon, le bourg le plus proche. En tout, il comprend une chapelle que visite trois ou quatre fois par année un vieux missionnaire polyglotte et exceptionnellement loquace, une baraque en planches neuves servant d’école aux quelques enfants blancs de la région et une construction également en planches mais un peu plus grande, la plus importante du settlement puisqu’elle abrite à la fois le magasin, le bureau de poste et le téléphone. On aperçoit, un peu plus loin, dans l’éclaircie des bouleaux, deux autres maisons qui, avec le magasin-bureau-de-poste, logent l’entière population de Portage-des-Prés. Mais j’allais oublier: en face du bâtiment principal, au bord de la piste venant de Rorketon, brille, munie de sa boule de verre qui attend toujours l’électricité, une unique pompe à essence. Au-delà, c’est un désert d’herbe et de vent. L’une des maisons a bien une porte de devant, à l’étage, mais comme on n’y a jamais ajouté ni balcon, ni escalier, rien n’exprime mieux la notion de l’inutile que cette porte. Sur la façade du magasin, il y a, peint en grosses lettres: General Store. Et c’est absolument tout ce qu’il y a à Portage-des-Prés. Rien ne ressemble davantage au fin fond du bout du monde. Cependant, c’était plus loin encore qu’habitait, il y a une quinzaine d’années, la famille Tousignant. 

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Gabrielle Roy, à partir du souvenir d’un été dans une région sauvage du Manitoba, au nord de Winnipeg, un pays situé plus loin qu le « fin fond du bout du monde », a imaginé le recommencement de toutes choses : de l’éducation, de la société, de la civilisation même. Ce pays de grande nature et d’eau chantante, elle l’a peuplé de personnages doux et simples, épris à la fois de solitude et de fraternité à l’égard de leurs semblables.  

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