Et souvent, oui, très souvent, il parlait des îles… Lesquelles ? lui  demandait-on. Et alors il en nommait quelques-unes en riant à sa façon secrète: « Honolulu peut-être, ou les îles Fiji… peut-être bien la Nouvelle-Zélande et l’Australie qui sont aussi des îles… et même les continents sont des îles… » Maintenant qu’elle y pensait, Eveline se rappela que toute sa vie Majorique avait eu ce mot aux lèvres, l’associant à quantité d’idées abstraites. Ne disait-il pas à tout propos: l’île du bonheur, l’île des aventures…?

 

Le télégramme entre les mains, Eveline restait songeuse, hésitant– et cela lui parut presque inconvenant que Majorique? - hésitant entre l’inquiétude et l’émerveillement. Comme c’était bien là la marque de Majorique, pensa-t-elle, de laisser les gens en suspens, aux frontières de la joie et du chagrin.

 

Mais soudain, Eveline  se reprit: qu’avait-elle donc à tant hésiter? Majorique la demandait et, quelle que fût son intention, elle devait accourir sur-le-champ.

 

Avait-elle seulement l’idée de la distance entre Winnipeg et ce petit village de Californie où habitait Majorique: Bella Vista? Probablement pas, car la folie de son frère, pour qui un voyage de mille milles s’entreprenait aussi facilement qu’une visite à un voisin, cette folie la gagna aussitôt entièrement.

    

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Dans sa vieillesse, quand elle attendait plus grande surprise ni pour le cœur ni pour l’esprit, maman eut une aventure. Elle lui arriva par Majorique, le frère qu’elle n’avait jamais cessé de chérir tendrement, peut-être parce qu’il menait la vie qu’elle eût aimée pour elle-même: partir, connaître autant que possible les merveilles de ce monde, traverser la vie en voyageur. Toute sa vie, d’adulte, captive de son foyer, de ses devoirs, jamais maman n’avait abdiqué son désir de liberté et quand la liberté vint enfin, ce fut avec la douleur des séparations. Son mari au cimetière, ses enfants dispersés, elle eut le cœur enchaîné par les souvenirs et le chagrin. Et d’ailleurs, elle n’avait plus ni bonnes jambes ni le cœur très solide. Ainsi va la vie sans doute. Et pourtant, c’est alors que maman eut sa récompense. Un jour de janvier, au Manitoba, elle reçut de Californie ce curieux télégramme : Majorique à la veille du grand départ souhaite revoir Eveline. Argent suit.

 

Que pouvaient signifier ces mots : à la veille du grand départ ? Que Majorique était très malade, sur le point de mourir peut-être ? Ou bien qu’il s’apprêtait à partir pour une autre destination tout simplement ? Depuis des années, dans ses lettres, il laissait entendre qu’il ne finirait pas nécessairement ses jours en Californie, tout heureux qu’il fût, car mille choses restaient encore à voir.   

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Éveline a soixante-treize ans, des souvenirs, des espoirs, et surtout une inépuisable nostalgie de tout ce qu'il y a encore à voir en ce monde. À l'appel de son frère Majorique, elle entreprend un long voyage en autobus à travers l'Ouest américain, jusqu'en Californie où l'attendent la mer qu'elle n'a jamais vue, une famille inconnue et, finalement, la révélation de tout ce que la mort a de poignant mais aussi d'incroyablement lumineux.

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Zone de Texte: Les premiers paragraphes du roman

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