Si lui, le grand Jude, disparaissait demain, sa photo serait dans toutes les revues; le roi de Norvège se déplacerait pour ses obsèques; à la Chambre des communes, un député réclamerait une minute de silence; des diplomates à tête d’enterrement et pantalon rayé viendraient fleurir sa tombe. On nommera à sa mémoire des rues, des écoles, des brise-glaces, vous verrez! »

 

Mon mari a voulu alors placer un mot: « En tout cas, c’es pas la modestie qui va l’étouffer, le grand Jude! » Il a ricané, seul. Pour faire oublier son rire jaunissant, il est allé proposer ses services à madame Élizabeth qui avait besoin d’un auxiliaire au buffet. Parfait, de galanterie, Jude n’a pas relevé le mot d’esprit raté; au contraire, il s’est approché de moi et m’a offert l’apéritif: « Vous devez avoir soif, laissez-moi vous servir. » La langue nouée, je l’ai regardé me concocter un martini-picon comme je l’aime, avec beaucoup de glace, comme s’il avait connu mon goût.

 

Mon mari voulait rentrer tôt. Il avait mal à l’estomac et le buffet ne lui disait rien: il y avait trop de viandes pour lui, le végétarien. « On s’en va. Viens, mon amour viens dire au revoir à madame Élizabeth. » Je l’ai dévisagé un instant, j’ai écouté sa voix rechignante, et pour la première fois de ma vie avec lui, ,j’ai su que je le quitterais un jour. Habituée à la politesse, je n’ai pas fait d’histoires. J’ai pris mon manteau et je l’ai suivi.

     

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On dit que Jude sent la mort venir. La conscience de la célébrité accomplie lui aurait ôté l’appétit de vivre, d’où sa débauche suicidaire d’enfant prodigue interdit de retour.

 

Jude le marin, le géographe, l’écrivain, le fondateur de l’Institut arctique, l’aventurier, le découvreur, le Don Juan érudit et courageux. Il faut le voir à la fête que donne madame Élizabeth le premier samedi de janvier. Debout au milieu du salon, grand vêtu de noir, la gauloise caporal à la main, sa voix envoûte: une anecdote n’attend pas l’autre, il fascine, il fait rire, on l’écouterait toute la nuit. Les invités se servent au buffet sans cesser de le regarder. Madame Élizabeth parle de lui, de ses débuts, de ses exploits de la fois où il s’est fait lacérer le dos par un grizzli kodiak aux îles Aléoutiennes. Un habitué de la fête, le professeur Pigeon, éminent latiniste et grécisant, chante sa louange avec un brin d’envie dans la voix. C’est chaque année la même scène, mais on ne s’en lasse pas.

 

Un soir comme celui-là, il y a cinq ans je suis tombée amoureuse de Jude pour de bon. Cachée derrière un couple obèse, j’observais le sourire amusé qu’il faisait en réponse à l’éloge du professeur Pigeon: « Voilà un homme glorieux. Si je mourais demain, moi le poète qui ne suis rien, ma mort ne me vaudrait tout juste qu’un entrefilet à six sous le mot de la page nécrologique.     

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La vie de Jude est un œuvre en cours qui suscite une admiration inquiète. Universitaire brillant, aventurier courageux, fortune et notoriété, tout lui réussit sauf le bonheur amoureux. Quatre femmes, chacune possédant sa part de vérité, se chargent de raconter les secrets de ce bien-aimé mal aimant. Marie-Fontaine, qui croit chaque ligne du roman de Jude, s’amourache de lui pour échapper à l’ennui. Maud Gallant a vécu avec lui une passion dont elle a mis longtemps à se relever. Madame Élizabeth lui doit le beau souvenir d’une seconde jeunesse trop vite enfuie comme la première. La petite Véronique, qui s’imagine pourtant blindée contre les mirages de l’amour, s’approchera de lui comme le papillon de la flamme. Toutes quatre méritent qu’on écoute leur récit.

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