Celle-ci était de Sainte-Hyacinthe, dans le Québec, et elle en faisait grand cas. Mais surtout, elle avait une façon de vanter ses propres enfants, qui en les exaltant, paraissait rabaisser ceux de maman. « Mon Lucien est presque trop appliqué, disait-elle; les Pères me disent qu’ils n’ont jamais vu un enfant tant travailler. »
Ma mère rétorquait: « Les Pères me disaient encore hier que mon Gervais est tellement intelligent que tout lui vient sans travail; il paraît que ça non plus ce n’est pas très bien. »
Contre ce que ma mère appelait les « pointes » de Mme Guilbert, elle se défendait bien. Malgré tout cela– ou peut-être à cause de cela– nos deux familles pouvaient à peine se passer l’un de l’autre. Souvent, le soir, maman sortait sur la galerie ouverte de notre grande maison, et elle disait à ma sœur Odette: - Mon souper est prêt. Va donc avertir ton père qui est encore chez les Guilbert. Ramène-le avant que ne prenne la chicane. Odette partait à travers champs. En arrivant chez les Guilbert elle y trouvait mon père, pipe au bec, appuyé à la barrière de nos voisins, qui discourait placidement avec M. Guilbert de rosiers, de pommiers, et d’asperges. Tant que les deux hommes en étaient sur ce sujet, il n’y avait rien à craindre et M. Guilbert prenait assez volontiers l’avis de mon père qu’il reconnaissait plus expérimenté que lui-même en horticulture.
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Lorsqu’il fit construire la nôtre, mon père prit comme modèle la seule autre maison qui se trouvait alors dans cette petite rue Deschambault sans trottoir encore, fraîche comme un sentier entre des buissons d’aubépine, et, en avril, toute remplie du chant des grenouilles. Maman était contente de la rue, de la tranquillité, du bon air qu’il y avait là pour les enfants, mais elle protesta contre l’imitation servile de la maison– un peu éloignée de la nôtre heureusement– de notre voisin, un M. Guilbert, collègue de mon père au ministère de la Colonisation, par ailleurs son ennemi en politique, car papa était demeuré passionnément fidèle à la mémoire de Laurier, au lieu que M. Guilbert, à l’avènement du parti conservateur, avait « retourné son capot ». Les deux hommes avaient de grosses chicanes à ce sujet. Mon père s’en revenait en mâchonnant sa petite pipe de plâtre. Il annonçait à ma mère: - C’est fini je n’y remets plus les pieds. Ce vieux fou, avec son Gouvernement de Borden! Ma mère l’approuvait: - Eh oui, reste donc chez toi plutôt que d’aller chercher chicane à tout bout de champ. Seulement, pas plus que mon père avec M. Guilbert, ma mère ne pouvait se passer d’escarmouches avec Mme Guilbert.
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C'est une suite de récits complets en eux-mêmes, mais dont la juxtaposition se trouve narrer l'enfance et les premières années d'adolescence d'une fillette délicieusement sensible, perspicace, vivant dans un perpétuel état de grâce poétique et douée d'une naïveté qui départage avec une parfaite aisance les valeurs vraies et les fausses. |
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