était venu, au milieu de la lumineuse verdure et d’un tout autre ton, si sombre qu’il paraissait presque seulement dessiné, s’inscrire dans le carreau de ma fenêtre. Et si je sortais un moment de ma chambre, au bout du couloir, j’apercevais, parce qu’il étai orienté autrement, comme une bande d’écarlate, la tenture d’un petit salon qui n’était qu’une simple mousseline mais rouge, et prête à s’incendier si y donnait un rayon de soleil.
Pendant ces promenades Gilberte me parlait de Robert comme se détournant d’elle, mais pour aller auprès d’autres femmes. Et il est vrai que beaucoup encombraient sa vie, et comme certaines camaraderies masculines pour les hommes qui aiment les femmes, avec ce caractère de défense inutilement faite et de place vainement usurpée qu’ont dans la plupart des maisons les objets qui ne peuvent servir à rien. Il vint plusieurs fois à Tansonville pendant que j’y étais. Il était bien différent de ce que je l’avais connu. Sa vie ne l’avait pas épaissi, alenti, comme M. de Charlus, mais tout au contraire, amis opérant en lui un changement inverse, lui avait donné l’aspect désinvolte d’un officier de cavalerie–et bien qu’il eût donné sa démission au moment de son mariage—à un point qu’il n’avait jamais eu. Au fur et à mesure que M. de Charlus s’était alourdi, Robert (…) était devenu plus élancé, plus rapide, effet contraire d’un même vice.
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Toute la journée, dans cette demeure un peu trop campagne qui n’avait l’air que d’un lieu de sieste entre deux promenades ou pendant l’averse, une de ces demeures où chaque salon a l’air d’un cabinet de verdure, et où sur la tenture des chambres les roses du jardin dans l’une, les oiseaux des arbres dans l’autre, vous ont rejoints et vous tiennent compagnie—isolés du moins—car c’étaient de vieilles tentures où chaque rose était assez séparée pour qu’on eût pu si elle avait été vivante la cueillir, chaque oiseau le mettre en cage et l’apprivoiser, sans rien de ces grandes décorations des chambres d’aujourd’hui où sur un fond d’argent, tous les pommiers de Normandie sont venus se profiler en style japonais pour halluciner les heures que vous passez au lit; toute la journée, je la passais dans ma chambre qui donnait sur les belles verdures du par cet les lilas de l’entrée, les feuilles vertes des grands arbres au bord de l’eau, étincelants de soleil, et la forêt de Méséglise. Je ne regardais en somme tout cela avec plaisir que parce que je me disais : « C’est joli d’avoir tant de verdure dans la fenêtre de ma chambre », jusqu’au moment où dans le vaste tableau verdoyant je reconnus, peint lui au contraire en bleu sombre, simplement parce qu’il était plus loin, le clocher de l’église de Combray. Non pas une figuration de ce clocher, ce clocher lui-même, qui, mettant ainsi sous mes yeux la distance des lieues et des années, |
« J’éprouvais un sentiment de fatigue et d’effroi à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, sécrété par moi, qu’il était ma vie, qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu’il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer comme je le pouvais avec lui. La date, à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray, si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme que je ne me savais pas avoir. » |
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