Du mois d’octobre au mois d’avril, les murs de Limerick luisaient d’humidité. Les vêtements ne séchaient jamais : tweeds et manteaux de laine hébergeaient des choses vivantes et abritaient parfois de mystérieuses végétations. Dans les pubs, on inhalait vapeur montant des corps et des habits mouillés en même temps que la fumée des cigarettes et des pipes mêlée aux aigres relents de stout et de whisky renversés, eux-mêmes enrichis de l’odeur d’urine venue des latrines extérieures où plus d’un homme allait vomir sa semaine de salaire. La pluie nous menait à l’église– notre refuge, notre force, notre unique endroit sec. À la messe, aux bénédictions, aux neuvaines, on s’agglutinait en grappes compactes et humides, on somnolait pendant la psalmodie du prêtre, et la vapeur montait à nouveau de nos vêtements, se mêlant cette fois aux suaves effluves de l’encens, des fleurs et des cierges. Limerick gagnait ainsi une réputation de piété, mais nous savions bien que ça n’était que la pluie.
Mon père, Malachy McCourt, naquit dans une ferme de Toome, comté d’Antrim. Comme son père avant lui, il eut une jeunesse orageuse et eut maille à partir avec les Anglais ou les Irlandais, ou encore avec les deux. Il combattit dans les rangs de l’ancienne IRA jusqu’au jour où, sa tête mise à prix à la suite d’une quelconque action d’éclat, il dut s’enfuir. Quand j’étais enfant, je regardais mon père, ses cheveux clairsemés, ses dents gâtées, et je me demandais qui aurait bien pu donner de l’argent pour une tête pareille. J’avais treize ans quand la mère de mon père me confia un secret : Tout petiot, ton pauvre père est tombé sur la tête. Par accident, vois-tu, et il n’a plus jamais été le même depuis. Aussi, rappelle-toi que les gens tombés sur la tête peuvent être aussi bizarres.
|
Mon père et ma mère auraient dû rester à New York où ils se sont rencontrés, mariés, et où je suis né. Au lieu de ça, ils sont retournés en Irlande lorsque j’avais quatre ans, mon frère, Malachy, trois, les jumeaux, Oliver et Eugène, à peine un, et que ma sœur, Margaret, était morte et enterrée. Quand je revois mon enfance, le seul fait d’avoir survécu m’étonne. Ce fut, bien sûr, une enfance misérable: l’enfance heureuse vaut rarement qu’on s’y arrête. Pire que l’enfance misérable ordinaire est l’enfance misérable en Irlande. Et pire encore est l’enfance misérable en Irlande catholique. Partout les gens se vantent et se plaignent des tourments de leurs jeunes années, mais rien ne peut se comparer à la version irlandaise : la pauvreté; le père alcoolique, bavard et fainéant; la mère pieuse et résignée, qui gémit près du feu; les prêtres pompeux; les maîtres d’école tyrannique; les Anglais et les horreurs qu’ils nous ont infligés durant huit cents longues années. Et tout ça trempés comme des soupes. Loin dans l’océan Atlantique, des masses pluvieuses se rassemblaient pour remonter avec lenteur le fleuve Shannon et s’installer définitivement à Limerick. La pluie imprégnait la ville de la fête de la Circoncision à la Saint-Sylvestre. Elle créait une cacophonie de toux sèches, de râles bronchiques, de sifflements asthmatiques, de quintes caverneuses. Elle changeait les nez en fontaines, les poumons en nid à bactéries. Elle générait quantité de remèdes : pour réduire le catarrhe, on faisait bouillir des oignons dans du lait copieusement saupoudré de poivre noir; pour décongestionner les voies, on préparait une pâte de farine bouillie et d’orties que l’on enveloppait encore brûlante, dans un chiffon avant de se l’appliquer sur la poitrine. |
Autres pays |
Le père de Frank McCourt est un charmeur irresponsable. Quand, par chance, il trouve du travail, il va boire son salaire dans les pubs et rentre la nuit en braillant des chants patriotiques. Angela, la mère, ravale sa fierté pour mendier. Frankie, l’aîné de la fratrie, surveille les petits, fait les quatre cents coups avec ses copains. Et, surtout, observe le monde des adultes.
La magie de Frank McCourt est d’avoir retrouvé son regard d’enfant, pour faire revivre le plus misérable des passés sans aucune amertume. |
Retour à la page d’accueil |