Et puis il y avait le fromage, troisième protagoniste non négligeable dans la cuisine, un gorgonzola parfaitement à point nappé d’humidité bleuâtre, moirée, odorante. Cette fermentation bactérienne voisinait en toute amitié sur la table avec un pain croûté que Gaby avait préalablement découpé en tranches dans l’espoir d’accommoder celui avec l’autre, et vice-versa. Or, la chose, pour simple qu’elle parût, se montrait difficilement réalisable. On ne mange pas à côté de quelqu’un qui pleure: ça n’est guère poli, et c’est très certainement monstrueux. Et tandis que René, allégorie vivante de l’ontologique détresse humaine, se convulsait dans un désespoir sans borne, Gaby, elle, lançait des regards désolés au gorgonzola et se haïssait d’avoir faim– mais que peut-on contre la viscère lorsqu’elle est vide, et que Tantale était un pauvre homme.

 

Il y eut tout à coup accalmie lacrymale: le corps de René, réintégra son espace longiligne coutumier, sa voix redevint parlante, ses yeux, presque secs. Gaby allongea la main vers le fromage.

- Je veux savoir son nom, éructa René.

 

- Le nom de qui? fit stupidement Gaby, la main suspendue dans l’atmosphère.

- Prends pas ton p’tit air imbécile. Le gars avec qui tu couches.

 

Il n’y avait pas d’autre gars, personne, aucun motif extérieur à blâmer, rien qu’une très ordinaire petite mort amoureuse, celle qui germe inéluctablement dans l’âme de celui des partenaires qui depuis toujours se fait flouer par l’autre, « rien qu’une très banale insurrection de négresse, mon amour », lui avait-elle pourtant expliqué trente ans auparavant déjà... 

   

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Voilà donc ce que l’on ressentait à faire souffrir les autres; une sorte d’ennui, somme toute confortable, composé de torpeur, de morosité et d’un gringalet fantôme de culpabilité– la culpabilité de n’en point éprouver, en fait-, mixture finalement bénigne qui n’empêchait pas Gaby d’apprécier la densité ocre de la lumière de ce midi d’automne, ni son estomac de borborygmer d’inanition, hélas.

Les choses se passaient mal.

 

Ils étaient attablés tous deux près de la fenêtre de la cuisine- quoique « attablé », en ce qui concernait René, constituât un euphémisme plus que douteux, écrasé sur lui-même qu’il était, comme énuclée de sa propre colonne vertébrale… - et René sanglotait. Cela provenait vraisemblablement d’un de ses lobule pulmonaires, écorchait au passage son diaphragme ratatiné sous l’effort, remontait par saccades asthmatiques le long de sa trachée-artère et explosait enfin, geysers intarissables et gargouillants, par maintes ouvertures de sa tête; cela durait depuis des heures et cela avait perdu, il faut bien le dire, de son initiale aptitude à émouvoir.

 

Gaby se contraignait néanmoins à ressentir quelques frémissements navrés ou, du moins, à en donner l’apparence. Après tout, elle avait longtemps aimé cet homme, avec une démesure névrotique qu’il ne lui avait jamais rendue, d’ailleurs mais tant pis, le temps n’était plus à la plate comptabilité. Le temps était à la rupture, unilatéralement décrétée  par Gaby, ce qui en compliquait le processus, même amorcé depuis un mois.  

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Au début, il sont trois : une recherchiste qui cherche l’homme nouveau sans trop y croire, un écrivain en panne affligé d’impuissance chronique, et une fillette brillante que l’astronomie passionne. Ils ne se connaissent pas, ils évoluent chacun dans leur petit univers tourmenté en essayant, le plus possible, de rescaper de l’existence des débris de bonheur. Survient dans leur vie Marie-Pierre la transsexuelle. Rien ne sera plus jamais pareil une fois que Marie-Pierre, en catimini, leur aura légué cette interrogation brûlante : au-delà des apparentes protubérances, qu’est-ce qui fait donc que l’on est un Homme ou une Femme?...  

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