Son autorité sur lui était indiscutable, sans complexes, ascétique à sa manière, devenue sa seule raison de vivre. Il y avait une limite au-delà de laquelle cependant il ne pouvait l’exercer. Quand il le voyait à la fenêtre en train de contempler la lune, engourdi par quelque rêverie, Séraphon aurait vendu son âme pour se retrouver dans l’âme de son fils, conduire ses pensées de l’intérieur comme on conduit une automobile. Cela entretenait en lui une irritation permanente. C’était marcher avec un caillou dans sa chaussure. La rage au cœur, Séraphon s’inventait des caprices. Que Remouald lui replace donc son alaise!… Qu’il fasse donc moins de bruit en respirant!… Sans rouspéter, indifférent et dévoué, Remouald obtempérait aux ordres les plus extravagants. Séraphon aurait aimé entendre de temps à autre une plainte, un soupir d’impatience. Il souffrait mal que Remouald lui obéisse sans souffrir.

 

Comme tous ceux qui voudraient que le cours des choses s’ordonne selon leurs vues, dès qu’un détail clochait, Séraphon se croyait délaissé, trahi, émouvant de solitude. S’étant marié sur le tard, il avait conservé intacte la propension du vieux garçon à s’apitoyer sur soi-même, et en usait en maître. Il considérait l’égoïsme comme le moindre des égards qu’il se devait à lui-même. Quand il se sentait d’attaque, il passait de longs dimanches à geindre, à pleurnicher, à renifler, s’interrompant à l’occasion, l’œil en coin pour épier les réactions que ce chagrin suscitait chez son fils. 

             

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Remouald Tremblay, trente-trois ans, avait pour habitude, trois fois par semaine, d’amener son père faire un tour de chaise à roues.

 

Depuis une dizaine d’années, Séraphon Tremblay avait perdu l’usage de ses membres, ceux du bas comme du haut. Cela s’était fait naturellement et sans heurt, presque sans douleur, comme des fleurs se dessèchent dans un pot. Invariablement enrobé de sa tunique mauve, moitié jaquette moitié drap, Séraphon ressemblait à ces marionnettes qu’on anime avec la main: corps de chiffon, crâne de bois, et cette physionomie ricaneuse et butée que les enfants voient dans leurs mauvais rêves. De cette tête, on n’apercevait d’abord qu’un nez proéminent et bossu. Aussi ridé qu’un raisin sec, il avait néanmoins les traits mobiles, la repartie acide et le regard remarquablement pointu et vivant.

 

Séraphon Tremblay était un peu gêné de ses incapacités, dont il savait tirer parti. Il était de ces vieillards qui le sont pour ainsi dire de naissance, attendent toute une vie l’âge propice, n’adviennent à eux-mêmes qu’à la vingt-troisième heure, mais acquièrent alors cette puissance dont rayonne toute chose parvenue à la plénitude de son essence. Son corps n’exigeait à peu près plus rien de lui, c’était déjà cela de gagner, et, faisant d’une pierre deux coups, il lui offrait cette bonne fortune d’écraser sous le poids de son impotence son fils Remouald.

Zone de Texte: Le plaisir de lire

Plusieurs des personnages ne se confessent vraiment qu’à un journal intime. Les deuils frappent tôt et projettent les survivants dans l’obsession. Un incendie délibéré exerce son attrait sur des êtres brimés, humiliés, vengeurs. Le sexe des personnages semble fluctuant et telle apparence masculine peut, mais peut seulement, cacher la féminité. Ou l’inverse. Tel personnage prend la liberté de ne pas se conformer au comportement attendu, de s’offrir bacchanales et pitreries. Il faut attendre jusqu’à l’ultime révélation pour entrevoir les véritables charnières du récit ou pour renoncer à la logique qu’on a pu imaginer. Des dates balisent le parcours : l’Immaculée Conception, par exemple, occupe un lieu précis au calendrier. L’écriture, généreuse et déliée, élégante et originale, apparente des composantes qui, autrement, obéissent peut-être à un mouvement centrifuge.

Zone de Texte: Romans du Québec
Zone de Texte: Les premiers paragraphes du roman

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