Encore ébloui par la vision du matin de juillet, Louis avait du mal à juger la situation. Était-ce d’avoir rêvé à son père? Tout cela lui paraissait étrange, incompréhensible. Jusqu’à la façon, curieusement affectée, dont le chauffeur maugréait. On aurait dit un petit garçon qui joue à se fâcher comme un grand.

 

- Qu’est-ce qu’on va faire?

- Que voulez-vous qu’on fasse?  On va rentrer à la gare. Louis se cala au fond de son siège avec un soupir de lassitude (qu’il regretta aussitôt : si le chauffeur allait penser qu’il le blâmait de quelque chose?…).  Durant les dix-huit dernières heures, il n’avait fait que cela, se déplacer, traîner son bagage, descendre d’un véhicule pour monter dans un autre, sans être pour autant parvenu à destination.

- Est-ce complètement impossible? On ne pourrait pas essayer de dégager les roues?

 Le chauffeur renâcla avec une ironie amère. Il répondit que, pour cela, il faudrait au moins trois chevaux.

 

- C’est donc qu’il va falloir rentrer à pied, fit Louis comme s’il réfléchissait à voix haute.

 

 - J’en ai bien peur.

Malgré ses rouspétances, le chauffeur ne semblait pas s’en faire outre mesure. Il était venu au monde d’excellente humeur. Et puis, l’allure distraite, parfois hagarde du voyageur ne laissait pas de susciter en lui  un étonnement amusé.

 

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La catastrophe essentielle qui fonde la réalité du monde, c’est la mort inéluctable de ceux qu’on aime. À qui prétendrait croire l’irréalité des choses, il suffirait de rappeler la réalité du deuil.

 

Louis rêvait à lui-même quand il était petit garçon. C’était l’été, il était debout sur la pelouse du jardin. Il répondait au signe de la main que son père lui faisait depuis l’autre côté de la rue (il s’apprêtait à monter en voiture). Lui-même, dans son corps piégé d’adulte de quarante-quatre ans, se tenait en retrait près d’un arbre et observait l’enfant qu’il avait été. À l’intérieur même de son rêve, il se demandait comment une telle chose était possible. Le père répétait indéfiniment son salut de la main, comme si ces secondes tournaient en rond dans l’éternité. Le petit garçon n’était visible que de dos. Peut-être n’avait-il déjà plus de visage?

 

Une sensation d’engloutissement tira Louis du sommeil. Il ne comprit pas immédiatement où il se trouvait et demanda au chauffeur de répéter.

 

- La route est bloquée, monsieur. On ne peut plus avancer.

 

- Bloquée?

   Le véhicule avait dérapé et s’était affaissé dans la neige qui comblait le fossé à gauche. Et le chauffeur de pester.      

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Mil neuf cent quarante-six. Un homme revient au bout de vingt ans dans un village où il a commencé sa vie d’adulte. Il n’y revient que pour un seul jour, mais c’est tout son existence qui va se jouer là, en quelques heures, au milieu d’un paysage de solstice d’hiver entre une gare habitée par un militaire mélomane et une église où l’on célèbre d’obscures funérailles.

Quelle est cette faute dont cet homme cherche l’acquittement ? Peut-on jamais être absous de ce dont nous sommes coupables ?

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Zone de Texte: Les premiers paragraphes du roman

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