dominait le porche. On y lisait, en lettres jaunes sur fond vert: « Maison Lesoyeux, matériaux de construction— charbons, cokes en gros. » Ce nom de Lesoyeux, Sylvie en jugeait la consonance particulièrement élégante. Elle aimait l’inscrire sur la ligne pointillée des étiquettes qui ornaient ses cahiers et ses livres de classe. Sa meilleure amie, Martine Dédorat, lui avait dit qu’elle l’enviait de s’appeler Lesoyeux. Tout le monde en ville, connaissait son grand-père. Quand il entrait, la tenant par la main, dans le grand café de la place du Breuil, il y avait toujours quelqu’un parmi les consommateurs pour s’écrier: « Ah! Vous voilà enfin mon cher Lesoyeux! » avec une expression de bonheur qui ne trompait pas.
Elle se tourna vers Ernestine, qui traînait dans la rue en se dandinant sur ses grosses jambes molles. La figure d’Ernestine était grise et fripée comme une serpillière. Elle était vieille. Moins vieille tout de même que grand-père et grand-mère qui, eux, avaient passé le temps où l’on compte l’âge par années. Lorsque Ernestine l’eut enfin rejointe, Sylvie pénétra sous le porche. Il était très large, pour permettre le va-et-vient des camions, des chariots. Au milieu du passage, se découpait le tablier de la bascule qui servait à peser les chargements. Quand on marchait dessus, on éprouvait une légère impression de flottement, d’oscillation mécanique. Sylvie ne manquait jamais de passer sur le pont pour sentir, sous ses pieds, le vide.
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Comme d’habitude, Ernestine cria: « Sylvie, arrêtez-vous! » mais sans chercher à rattraper la fillette. Et, comme d’habitude, Sylvie eut l’impression qu’elle allait, d’un coup de jarret, s’élever à quelques mètres au-dessus du sol. De toute la classe, c’était elle qui courait le plus vite. Cependant, nul dans la famille ne semblait prendre garde à ce talent exceptionnel. Inexplicablement, les grandes personnes, quand elles s’occupaient des enfants, n’accordaient d’importance qu’à leurs études. Le choc des livres et du plumier tressautant dans le cartable rythmait l’élan de Sylvie sur le trottoir. Arrivée devant le porche de la maison, elle s’arrêta pour reprendre sa respiration et attendre Ernestine. Par un accord tacite, même lorsqu’elle courait un peu dans la rue pour se dégourdir les jambes, elle ne rentrait jamais sans la servante. Ses grands-parents ne l’eussent pas admis. Ils tremblaient tellement pour elle qu’ils lui interdisaient de sortir seule. Comme si elle se fût exposée au moindre danger dans cette bonne ville du Puy, dont elle connaissait tous les recoins pour s’y être promenée cent fois avec eux.
Vraiment, on aurait pu croire qu’ils ne la voyaient pas grandir. Déjà l’année précédente, lors de son septième anniversaire, ils lui avaient annoncé qu’elle avait atteint l’âge de raison. Et, malgré cette affirmation, rien n’avait changé dans leur comportement à son égard. Elle leva les yeux sur l’écriteau semi-circulaire qui |
À huit ans. Viou, - de son vrai nom Sylvie— fait déjà l’apprentissage de la vie. Elle voudrait tout aimer, tout partager, mais le monde des adultes est si étrange, si effrayant, parfois. Dans cette silencieuse maison de Puy, elle grandit entre des grands-parents qui l’aiment, mais répondent mal à ses peines, à ses questions angoissées. C’est que l’ombre de deux absents enveloppe la petite fille… Son père est mort dans les combats de la Libération, deux ans auparavant. Et le choc fut tel pour Viou, qu’il ne lui reste que quelques images brouillées, brisées. |
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