commence à peine à changer de couleur. Même les foins ont doublé cette année. La saison a commencé sur un pied, elle finira sur un pied. « T’as vu le Bonhomme Sept Heures? Te voilà toute pâlotte. »

 

Germaine, elle, serait plutôt du genre apoplectique: elle est rouge et elle a l’air à bout de souffle, même si elle n’a pas bougé de sa chaise longue. Gabrielle se penche sans répondre, arrache une tige de foin qu’elle se met à suçoter en fixant le fleuve. « Gabrielle, qu’est-ce que tu as?

- Tu veux de la limonade? »

Germaine lui tend son verre vide en l’observant attentivement. Elle connaît sa sœur, cette manière de répondre n’appartient qu’à elle, cette manière détournée et brusque d’indiquer que le moment n’est pas propice, qu’il n’est absolument pas question de quelconque épanchement et encore moins d’un quelconque aveu.

 

Elle la regarde revenir avec ses verres givrés. Pas un cheveu ne s’échappe de son chignon bien tiré, la jupe de sa robe de mousseline danse à chacun de ses pas, on dirait que la chaleur n’a aucune prise sur Gabrielle, que les termes « moites » et « collant » ne s’appliquent jamais à elle— l’échancrure en V de son décolleté, pudiquement agrémenté d’un plastron qu’elle aurait facilement pu retirer par cette journée, ne semble pas la gêner, les petites manches si seyantes  pour des bras fins volettent au moindre mouvement, donnant une impression de brise. Tout est si parfait chez sa sœur. Elle n’a même pas besoin de corset, alors qu’elle-même étouffe sous les baleines désobligeantes qui n’arrivent pas à masquer ce qu’elles compriment aux prix de tant de souffrances. 

            

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« Cette enfant va me tuer! »

D’un coup de reins, Gabrielle s’extirpe de son transatlantique. Arrivée à la hauteur des glaïeuls, elle aperçoit sa fille qui tient Florent par la main et qui est déjà en train de tourner le coin de la grange. En se dépêchant, en courant, Gabrielle pourrait l’atteindre. En criant, elle pourrait peut-être la forcer à se retourner. « Mais pas à revenir », ça, Gabrielle n’a aucun doute. Elle soupire, déjà calmée: à quoi bon vouloir tenir un cheval contre son gré? À force de lui serrer la bride, il va finir par ruer et vous jeter par terre, sa grand-mère le lui avait assez répété.

 

Gabrielle revient lentement sur ses pas, l’Île est une splendeur dorée et paresseuse. Rien, absolument rien dans ce paysage tranquille n’ordonne la moindre hâte, la moindre coercition. La plate-bande de fleurs est à son zénith, les    dahlias ont rejoint les asters et les immortelles, toutes les couleurs se mélangent et s’inclinent d’un même mouvement sous sa main. Ça sent la terre grasse qui a chaud. Émerveillée, Gabrielle se penche et constate que, cette année encore, le rosier qu’elle a planté donnera une seconde floraison en septembre. Elle retourne délicatement les feuilles pour s’assurer qu’aucun puceron ne vient se nourrir à même l’objet de toutes ses attentions.

 

En se relevant, une inquiétude l’étreint. Elle marche sans se presser vers Germaine qui, malgré l’ombre dense de l’orme, s’évente avec son chapeau de paille. La chaleur ne laisse aucun répit, bien qu’on soit en août; aucune brise n’agite le fleuve au loin, aussi étale qu’un étang à grenouilles. Le champ où travaillent les Gariépy

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Québec, 1930. Gabrielle est mariée avec Edward depuis bientôt dix ans. Entre la maison de l’Ile d’Orléans et celle de la Grande-Allée, elle mène une vie bien remplie, entourée de ses cinq enfants. De toute évidence, il s’agit d’un mariage heureux. Mais  cette chose qui devrait être si simple fait pourtant froncer bien des sourcils dans l’entourage de Gabrielle. Décidément, le bonheur est suspect en cette époque où notre sainte mère l’Église nous dit que nous ne sommes pas sur terre pour être heureux mais pour accomplir notre devoir.

 

Zone de Texte: Romans du Québec
Zone de Texte: Les premiers paragraphes du roman

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