Un commissaire de police l’avait précédé, accompagné d’un tout jeune étudiant en médecine qui faisait son stage de médecine légale au dispensaire municipal, et c’étaient eux qui avaient aéré la pièce et recouvert le cadavre en attendant l’arrivée du docteur Urbino. Tous deux le saluèrent avec une solennité qui, cette fois, tenait plus des condoléances que de la vénération, car personne n’ignorait l’étroite amitié qui le liait à Jeremiah de Saint-Amour. L’éminent maître leur serra la main, ainsi qu’il le faisait depuis toujours avec chacun de ses élèves avant de commencer son cours de clinique générale. Puis il prit le bord du drap entre le pouce et l’index comme s’il s’agissait d’une fleur, et découvrit peu à peu le cadavre avec une parcimonie sacramentelle. Il était nu comme un ver, raide et tordu, les yeux ouverts et le corps bleu, et paraissait avoir cinquante ans de plus que la veille. Il avait les pupilles diaphanes, la barbe et les cheveux jaunâtres et le ventre traversé d’une ancienne cicatrice cousue avec des nœuds de vache. L’envergure du torse et des bras était celle d’un galérien, à cause du travail des béquilles, mais ses jambes sans défense semblaient appartenir à un orphelin. Le docteur Juvenal Urbino le contempla à un instant le cœur douloureux comme peu souvent il lui était arrivé de l’avoir au cours de ses longues années de joute stérile contre la mort.

 

Il le recouvrit du drap et reprit sa prestance académique. L’année précédente il avait célébré ses quatre-vingts ans par un jubilé officiel de trois jours, et dans son discours de remerciements il avait résisté une fois de plus à la tentation de prendre sa retraite. Il avait dit: « J’aurai bien assez le temps de me reposer après ma mort. Mais cette éventualité ne fait pas encore partie de mes projets. » Bien qu’il entendît de moins en moins de l’oreille et s’appuyât sur une canne à pommeau d’argent pour dissimuler l’incertitude de ses pas, il continuait de porter avec le chic de ses jeunes années le complet en lin au gilet barré par une chaîne de montre en or. Une barbe à la Pasteur, couleur de nacre, les cheveux plaqués avec soin de chaque côté de la raie au milieu bien nette, étaient des expressions fidèles de son caractère. Il compensait, autant qu’il lui était possible, l’érosion de sa mémoire de jour en jour plus inquiétante par des notes écrites par se mélanger dans toutes ses poches de même que dans sa serviette les flacons de médicaments et mille choses en désordre.

 

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C’était inévitable : l’odeur des amandes amères lui rappelait toujours le destin des amours contrariées. Le docteur Juvenal Urbino s’en rendit compte dès son entrée dans la maison encore plongée dans la pénombre où il était accouru d’urgence afin de traiter un cas qui pour lui avait cessé d’être urgent depuis déjà de nombreuses années. Le réfugié antillais Jeremiah de Saint-Amour, invalide de guerre photographe d’enfants et son adversaire le plus charitable aux échecs, s’était mis à l’abri des tourments de la mémoire grâce à une fumigation de cyanure d’or.

 

Il trouva le cadavre recouvert d’un drap sur châlit où il avait toujours dormi, près d’un tabouret avec la cuvette qui avait servi à l’évaporation du poison. Par terre, attaché, au pied du châlit, il y avait le corps allongé d’un grand danois au poitrail de neige et, près de lui, les béquilles. Par la fenêtre, la splendeur de l’aube commençait à peine à éclairer la pièce suffocante et bigarrée qui servait à la fois d’alcôve et de laboratoire, mais la lumière était suffisante pour que l’on reconnût d’emblée l’autorité de la mort. Les autres fenêtres, ainsi que toutes les fissures de la pièce, étaient calfeutrées avec des chiffons ou scellées de cartons noirs, ce qui augmentait son oppressante densité. Il y avait une grande table jonchée de flacons et de pots sans étiquettes et, sous une ampoule ordinaire recouverte de papier rouge, deux cuvettes en potin gris ébréché. La troisième cuvette, celle du fixateur, était celle-là même trouvée près du cadavre. Et partout des revues et des vieux journaux, des piles de négatifs en plaques de verre, des meubles cassés, mais tout était préservé de la poussière par une main diligente. Bien que l’air de la fenêtre eût purifié l’atmosphère, demeurait encore, pour qui savait l’identifier, la cendre tiède des amours infortunées des amandes amères. Le docteur Juvenal Urbino avait plus d’une fois pensé, sans esprit de prémonition, que cet endroit n’était guère propice pour mourir dans la grâce du Seigneur. Mais avec le temps il avait fini par supposer que son désordre obéissait peut-être à une détermination calculée de la divine providence. 

Zone de Texte: Le plaisir de lire
Zone de Texte: Premiers paragraphes

À la fin du siècle dernier, dans une petite ville des Caraïbes, un jeune télégraphiste pauvre et une ravissante écolière jurent de se marier et de vivre un amour éternel. Durant trois ans ils ne vivent que l’un pour l’autre, mais Fermina épouse Juvenal Urbino, un jeune et brillant médecin.

Alors Florentino, l’amoureux trahi, se mue en séducteur impénitent et s’efforce de se faire un nom et une fortune pour mériter celle qu’il ne cessera d’aimer, en secret, cinquante années durant, jusqu’au jour où l’amour triomphera.      

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