chinois, dans de jolies chaussures comme d’habitude. Quand, accroupie seule au coin de sa grande chambre, elle pensait à sa mère, elle voyait ces deux pieds minuscules. Elle se demandait comment une mère si grave, puissante même, pouvait avoir les pieds si petits. Ils lui inspiraient une sorte de compassion, une envie de pleurer. Chaque fois qu’elle voyait sa mère, le désir d’aller toucher ses pieds la torturait. Mais elle n’osait pas. Tout, chez sa mère, le frôlement de sa longue robe qui voilait ses pieds, la manière dont elle hochait la tête, la musique à la fois tendre et distante de sa voix, le lui interdisait.
Or, cette fois, il se passa quelque chose de différent. Assise dans son fauteuil, la mère fit approcher sa fille, lui arrangea soigneusement les cheveux de ses longs ongles, puis la pressa contre son cœur. Surprise par cette tendresse inhabituelle, la petite fille s’agenouilla et appuya sa tête contre les genoux de sa mère. Un peu plus tard, la mère lui prit les mains et les dirigea vers ses propres pieds. Lie-Fei put enfin caresser ces petits pieds dont l’image la hantait depuis longtemps. Étourdie par le bonheur soudain, ou surprise qu’il lui ait été donné si facilement, elle se reprocha de ne pas avoir vraiment éprouvé ce qu’elle s’était attendue à éprouver au contact des pieds de sa mère. En effet, elle n’avait senti que l’os dur comme le bois, et déformé à l’intérieur des très belles chaussures colorées.
- Tu les trouves belles ? demanda la mère. - Oui… balbutia la fille.
Alors la mère la souleva par les bras, lui arrangea encore un peu les cheveux et dit d’une voix faible : « Va jouer ! »
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Ma grand-mère Lie-Fei avait cinq ans lorsque le dernier empereur fut chassé de son trône.
C’était l’année 1912. Lie-Fei avait déjà reçu ses premières leçons de chinois. Son initiateur était un vieux bonhomme à la tête chauve. Il avait passé toute sa vie à participer et à échouer aux concours annuels organisés par l’État pour le choix des mandarins, et il étudiait sans relâche encore dans sa vieillesse les œuvres des ancêtres. Grand-mère apprit à l’époque où l’on avait inventé les caractères chinois, les femmes étaient dangereuses. Ainsi l’orthographe indiquait qu’une femme qui faisait quelque chose était dangereuse, qu’une femme qui s’occupait de plus d’une affaire paraissait détestable, qu’une femme morte devenait un démon et qu’une femme n’était bonne que lorsqu’elle avait un fils. En plus des leçons d’orthographe, il y avait celles de morale. Le professeur lui avait enseigné quatre mots dans cet ordre : le roi, le supérieur, le père, le fils. Et il avait cru nécessaire de hausser la voix pour attirer l’attention de sa petite élève sur le fait qu’il y avait une hiérarchie : le fils devait obéir au père, le père au supérieur et le supérieur au roi. Lie-Fei demanda alors à qui elle devait obéir, elle qui était exclue de cet ordre.
- Tu obéiras à tous ces quatre, répondit le professeur. - Ah bon « s’écria-t-elle de joie, je n’ai plus à écouter ma mère. - Si, répliqua avec empressement le vieux, tu écouteras ta mère quand ton père ne sera pas là.
Un jour, sa mère la fit appeler dans sa chambre. En entrant, Lie Fei baissa la tête comme il le fallait. Elle aperçut d’abord deux pieds aussi petits que des pains |
En 1912, alors que le dernier empereur chinois était chassé du trône, grand-mère Lie-Fei avait cinq ans. Elle venait de subir l’opération destinée à rapetisser ses pieds, afin de les rendre « beaux comme des fleurs de lotus ». Mais, grâce au changement de régime, ou à cause de lui, l’opération fut vite interrompue, et c’est avec des pieds « moyens » - garants d’une position médiane dans le conflit entre la tradition et la modernité - qu’elle traversa sans trop de heurts le régime communiste. Ce destin singulier, la narratrice, « la petite », le retrace avec un humour à froid et une tendresse qui jamais ne se démentent tout au long d’une histoire qui traverse le siècle une grand-mère Lie-Fei bercée par les odeurs et les couleurs des eaux d’une Chine en profonde mutation. |
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