entre ses dents. Il avait toujours trouvé amusant de voir quelqu’un se casser la figure. Cela faisait partie du désordre de sa tête blonde. Pourtant, vue du dehors, impeccable, la petite tête. Pas un poil plus haut que l’autre à la surface drue de la brosse. Mais il n’aimait pas trop les vieux. Il les trouvait vaguement sales. Il les imaginait par en dessous, si on peut dire. Il était donc là, à se demander si la vieille allait se rétamer ou non sur cette banquise africaine, quand il s’aperçut deux autres personnages sur le trottoir d’en face, qui n’étaient d’ailleurs sans rapport avec l’Afrique: des Arabes. Deux. Des Africains du Nord, quoi, ou des Maghrébins, c’est selon. Le blondinet se demandait toujours comment les dénommer pour ne pas faire raciste. C’était très important avec les opinions qui était les siennes de ne pas faire raciste. Il était Frontalement National et ne s’en cachait pas. Mais justement, il ne voulait pas s’entendre dire qu’il l’était parce qu’il l’était parce que raciste. Non, non, comme on le lui avait jadis appris en grammaire, il ne s’agissait pas là d’un rapport de cause, mais de conséquence. Il était Frontalement National, le blondinet, en sorte qu’il avait eu à réfléchir objectivement sur les dangers de l’immigration sauvage; et il avait conclu, en tout bon sens qu’il fallait les virer vite fait, tous ces crouilles, rapport à la pureté du cheptel français d’abord, au chômage ensuite, et à la sécurité enfin.

 

Page d’accueil  Romans de la France

C’était l’hiver sur Belleville et il y avait cinq personnages. Six, en comptant la plaque de verglas. Sept, même avec le chien qui avait accompagné le Petit à la boulangerie. Un chien épileptique, sa langue pendait sur le côté.

 

La plaque de verglas ressemblait à une carte d’Afrique et recouvrait toute la surface du carrefour que la vieille dame avait entrepris de traverser. Oui, sur la plaque de verglas, il y avait une femme, très vieille, debout chancelante. Elle glissait une charentaise devant l’autre avec une millimétrique prudence. Elle portait un cabas d’où dépassait un poireau de récupération, un vieux châle sur ses épaules et un appareil acoustique dans la saignée de son oreille. À force de progression reptante, ses charentaises l’avaient menée, disons jusqu’au milieu du Sahara, sur la plaque à forme d’Afrique. Il lui fallait encore se farcir tout le sud, les pays de l’apartheid et tout ça. À moins qu’elle ne coupât par l’Erythrée ou la Somalie, mais la mer Rouge était affreusement gelée dans le caniveau. Ces supputations gambadaient sous la brosse du blondinet à loden vert qui observait la vieille depuis son trottoir. Et il se trouvait une assez jolie imagination, en l’occurrence, le blondinet. Soudain, le châle de la vieille se déploya comme une voilure de chauve-souris et tout

s’immobilisa. Elle avait perdu l’équilibre; elle venait de la retrouver. Déçu, le blondinet jura   

Zone de Texte: Le plaisir de lire

« Si les vieilles dames se mettent à buter les jeunots, si les doyens du troisième âge se shootent comme des collégiens, si les commissaires divisionnaires enseignent le vol à la tire à leurs petits-enfants, et si on prétend que tout ça c’est ma faute, moi, je pose la question: où va-t-on? »

Ainsi s’interroge Benjamin Malaussène, bouc émissaire professionnel, payé pour endosser nos erreurs à tous, frère de famille élevant les innombrables enfants de sa mère, cœur extensible abritant chez-lui les vieillards les plus drogués de la capitale, amant fidèle, ami infaillible, maître affectueux d’un chien épileptique, Benjamin Malaussène, l’innocence même (« l’innocence m’aime ») et pourtant… pourtant, le coupable idéal pour tous les flics de la capitale.  

Zone de Texte: Les premiers paragraphes du roman 
Zone de Texte: Romans de la France

Retour à la page d’accueil