Boulevard de la Laideur Habitable, il n’y avait que le bruit du galop pour couvrir les raclements de gorge, l’interdiction de communiquer avec les Chinois et le vide effroyable des regards.

 

À l’approche de l’enceinte, le coursier ralentit pour permettre aux gardes de m’identifier. Je ne leur parus pas plus suspecte qu’à l’ordinaire.

 

Je pénétrai au sein du ghetto de San Li Tun, où je vivais depuis l’invention de l’écriture, c’est-à-dire depuis près de deux ans, aux environs du néolithique , sous le régime de la Bande des Quatre.

 

« Le monde est tout ce qui a lieu », écrit Wittgenstein en sa prose admirable.

En 1974, Pékin n’avait pas lieu : je ne vois pas comment je pourrais mieux exprimer la situation.

 

Wittgenstein n’était pas la lecture privilégiée de mes sept ans. Mais mes yeux avaient précédé le syllogisme ci-dessus pour parvenir à la conclusion que Pékin, n’avait pas grand-chose à voir avec le monde.

Je m’en accommodais : j’avais un cheval et une aérophagie tentaculaire dans le cerveau.

J’avais tout. J’étais une interminable épopée.  Je ne me sentais de parenté qu’avec la Grande Muraille : seule construction humaine à être visible depuis la Lune, elle au moins respectait mon échelle.

 

Elle ne ceinturait pas le regard, elle l’entraînait vers l’infini.

 

Chaque matin, une esclave venait me coiffer. Elle ne savait pas qu’elle était mon esclave. Elle se croyait chinoise, En vérité, elle n’était pas de nationalité, puisqu’elle était mon esclave.

 

Avant Pékin, je vivais au Japon, où l’on trouvait les meilleurs esclaves. En Chine, la qualité des esclaves laissait à désirer.               

 

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 Au grand galop de mon cheval, je paradais parmi les ventilateurs.

J’avais sept ans, Rien n’était plus agréable que d’avoir trop d’air dans le cerveau. Plus la vitesse sifflait, plus l’oxygène entrait et vidait les meubles.

 

Mon coursier déboucha sur la place du Grand Ventilateur, appelée plus vulgairement place Tien An Men. Il prit à droite, boulevard de la Laideur Habitable.

 

Je tenais les rênes d’une main. L’autre main se livrait à une exégèse de mon immensité intérieure, en flattant tour à tour la croupe du cheval et le ciel de Pékin.

 

L’élégance de mon assiette suffoquait les passants, les crachats, les ânes et les ventilateurs. Je n’avais pas besoin de talonner ma monture. La Chine l’avait créée à mon image : c’était une emballée des allures grandes. Elle carburait à la ferveur intime et à l’admiration des foules.

 

Dès le premier jour, j’avais compris l’axiome : dans la Cité des Ventilateurs , tout ce qui n’était pas splendide était hideux. Ce qui revient à dire que presque tout était hideux. Corollaire immédiat : la beauté du monde, c’était moi.

 

Non que ces sept années de peau, de chair, de cheveux et d’ossature eussent eu de quoi éclipser les créatures de rêve des jardins d’Allah et du ghetto de la communauté internationale.

 

La beauté du monde, c’était ma longue pavane offerte au jour, c’était la vitesse de mon cheval, c’était mon crâne déployé comme une voile au souffles des ventilateurs. Pékin sentait le vomi d’enfant.       

Zone de Texte: Le plaisir de lire
Zone de Texte: Premiers paragraphes

Saviez-vous qu’un pays communiste, c’est un pays où il y a des ventilateurs ? Que de 1972 à 1975, une guerre mondiale a fait rage dans la cité-ghetto de San Li Tun, à Pékin? Qu’un vélo est en réalité un cheval ? Que passé la puberté, tout le reste n’est qu’un épilogue ? Vous l’apprendrez et bien d’autres choses encore de ce roman inclassable, épique et drôle, fantastique et tragique, qui nous conte aussi une histoire d’amour authentique, absolu, celui qui peut naître dans un cœur de sept ans. Un sabotage amoureux : sabotage, comme les sabots d’un cheval qui est un vélo… 

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