Au commencement il n’y eut que cette terre de taïga, au bord de la mer, entre cap Sec et cap Sauvagine. Toutes les bêtes à fourrure et à plumes, à chair brune ou blanche, les oiseaux de mer et les poissons dans l’eau s’y multipliaient à l’infini.
Et l’esprit de Dieu planait au-dessus des eaux. Jetés, sur la route, depuis la Nouvelle-Angleterre, hommes, femmes, et enfants, fidèles à un roi fou, refusant l’indépendance américaine, ont reçu du gouvernement canadien concession de la terre et droit de chasse et de pêche. Lee Jones, les Brown, les Atkins, les Macdonald. On peut lire leurs noms sur les pierres tombales du petit cimetière dominant la mer.
Moi Nicolas Jones, fils de Peter Jones Félicity Brown, confronté durant de trop longs jours et de trop longues nuits, à la ruine de Griffin Creek, j’ai eu l’idée de construire une annexe au presbytère et d’y installer une galerie des ancêtres, afin d’affirmer la pérennité de mon sang. Vingt pieds sur quinze de bois, bien enchevauchés, telle une boîte carrée, couleur de copeaux frais. J’ai envoyé les deux jumelles, filles de John, et de Bea Brown, au nouveau village acheter des couleurs et des pinceaux. Je me suis bien regardé dans la glace, en tant que résidu d’une tribu en voie de disparition et à partir de mon visage, peu rassurant, je suis remonté à la source, jusqu’en 1782.
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La barre étale de la mer, blanche, à perte de vue, sur le ciel gris, la masse noire des arbres, en ligne parallèle derrière nous.
Au loin une rumeur de fête, du côté du nouveau village. En étirant le cou on pourrait voir leurs bicoques peinturlurées en rouge, vert, jaune, bleu, comme si c’était un plaisir de barbouiller des maisons et d’afficher des couleurs voyantes. Ces gens-là sont des parvenus. Inutile de tourner la tête dans leur direction. Je sais qu’ils sont là.
Leur fanfare se mêle au vent. M’atteint par rafales. Me perce le tympan. M’emplit les yeux de lueurs fauves stridentes Ils ont racheté nos terres à mesure qu’elles tombaient en déshérence. Des papistes. Voici qu’aujourd’hui, à grand renfort de cuivre et de majorettes, ils osent célébrer le bicentenaire du pays, comme si c’étaient eux les fondateurs, les bâtisseurs, les premiers dans la forêt, les premiers ouvrant la terre vierge sous le soc.
Il a suffi d’un seul été pour que se disperse le peuple élu de Griffin Creek. Quelques survivants persistent encore, traînent leurs pieds de l’église à la maison, de la maison aux bâtiments. De robustes générations de loyalistes prolifiques devaient aboutir, finir et se dissoudre dans le néant avec quelques vieux rejetons sans postérité. Nos maisons se délabrent sur pied et moi, Nicolas Jones, pasteur sans troupeau, je m’étiole dans ce presbytère aux colonnes grises vermoulues. |
À Griffin Creek, petit village du Québec perdu au bout des terres là où le fleuve devient immense comme une mer, vit, réfugiée là depuis la guerre d’indépendance des Etats-Unis, une petite communauté anglophone et protestante. Tous ses membres sont plus ou moins parents. Ainsi Olivia et Nora Atkins, deux belles adolescentes, cousines germaines, vers lesquelles convergent les regards des hommes. Un soir d’été 1936, elles disparaissent mystérieusement le long de la grève. En ce moment de l’année où les passions s’exaspèrent, la tragédie bouleverse la vie immobile du petit village. Tandis que les oiseaux de mer emplissent tout l’espace de leurs clameurs assourdissantes, le signalement des deux jeunes filles est donné par les radios canadiennes et américaines. |
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