Elle me tire d’embarras en me désignant ce qu’elle veut dire, elle va jusqu’à me montrer comment m’en servir… La porte. On ne se laisse pas impressionner dans la famille, ce n’est pas permis, c’est même ce que la mère Françoise nous a le plus strictement défendu. Je tire une bouffée de mon cigare. Une bonne. Une dernière avant de le catapulter avec une chiquenaude et de refermer en m’inclinant. Comme si tout ce qui manquait à son bonheur c’était de la débarrasser de cette odeur dont elle a horreur. Et que je répands peut-être un peu pour ça, comme le mâle, qu’on est encore, malgré tout, malgré soi.

 

Je ne reconnaîtrai pas mes torts, je n’en ai pas. J’ai fait une erreur de pilotage et atterri trop tard. D’une envolée à l’autre, seul ou avec l’autre, je me suis plu de plus en plus dans les nuages et j’ai fini, d’abus en abus, tous aussi innocents, édifiants, constitutionnels, pour transgresser la sonnerie du réveil d’Exa, à sept heures exactes. J’ai eu le front de faire irruption dans son petit déjeuner. Ce n’est pas malin. Ni dans un sens ni dans l’autre. Et je n’en ai jamais fait d’autres. Je pourrais mais je n’y tiens pas. Ou ça ne tient pas à moi. Ça ne colle pas.               

 

 Elle me tire un kleenex pour arroser ça. J’en prends un après elle et je me mouche itou, intercalant mes coups de trompe entre les siens, dans un genre de canon pour la faire éclater, joyeuse comme elle est encore quelque part… Motte ! Selon le mot de la mère Françoise : elle ne va plus rien laisser échapper.

    

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Ça n’a pas l’air de s’arranger mais je ne vais pas me ronger. C’est mon histoire. On est ici chez moi. On ne va pas me déloger comme ça. Se débarrasser du héros en trois coups de cuiller à mots.

 

« Là, mon petit gars, je ne sais pas si tu le sais, mais tu y  es, tu es arrivé où tu ne savais pas que tu allais. Nulle part ! Ça n’avance plus, même en me passant sur le corps. »

(Elle a dit pilant sur. Ça a l’air de quoi ? Je l’ai corrigée. Mentalement. Un pli que j’ai pris. J’étudiais, moi, à l’école.)

 

« Là, mon petit gars, je ne sais pas si tu le sais mais tu as réussi. Tu as frappé le mur ! Tu y as mis le temps mais finalement, juste au moment où tu n’y comptais plus, où tu te demandais si en traînant comme tu traînes on se condamnait pas à traîner éternellement, paf, tu es entré dedans ! »

Paf, elle se bat un grand coup la poitrine.

 

« Paf, en plein dans le dur ! Plus d’ouverture, plus moyen d’entrer puis sortir ! Paf, plus de prison pour Johnny ! On la lui ferme au nez, il n’a comme plus le choix, il est comme libre ! … »

 

D’un coup de torchon à l’autre, on a un peu perdu le fil. Elle parle au figuré, je présume. Des os de sa cage thoracique, et que je ne pourrai plus les forcer comme des barreaux pour regagner son cœur, siège de son amour…    

 

             

Zone de Texte: Le plaisir de lire

Johnny, le narrateur , mène une vie infernale entre sa compagne, la combative Exa Torrent, et la trop grande amie qu’il appelle sa Petite Tare. Celle-ci est d’ailleurs l’épouse de son frère adoptif Julien. Johnny noue aussi des liens avec Poppée, serveuse dans ce genre de bar où le personnel féminin se trémousse devant les clients.

Tandis que se déroule cette danse de mort, Johnny, ramasse un journal intime en se promenant. Ce que raconte l’auteur de ces écrits, en qui Johnny voit un autre lui-même, c’est une vie comparable à la sienne, à celle d’Exa, de la Petite Tare, de Julien, de Poppée… On ne serait pas surpris si les deux histoires finissaient par se rejoindre. Dans l’une ou l’autre se déploient l’art de Réjean Ducharme, son goût de la dérision, son chant de désespoir, et sa langue inimitable.            

Zone de Texte: Romans du Québec
Zone de Texte: Les premiers paragraphes du roman

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