J’embrasse son front chaud, qui sent encore la sueur de la vie et le sang rouge. Je pleure un peu, sans effort. Je suis soudain si calme moi-même que j’enlèverais l’aiguille de sérum des chairs ridées qu’elle violace inutilement, je m’adonnerais à toutes sortes d’ouvrages utiles, balayer la chambre, changer les draps, je m’allongerais à ses côtés pour regarder grimper dans le ciel la balafre orangée du soleil. Aujourd’hui, encore, le soleil montera dans le ciel et il fera jour. Et personne ne s’étonnera de cette magie confondante, personne ne saluera d’applaudissements enthousiastes le retour de cet extraordinaire ordinaire. Je sors. De l’autre côté de la chambre, un autre monde s’agite, vibrant de panique. Des créatures en blanc et en vert sillonnent les corridors en hurlant des ordres, des voiturettes d’où sourdent des grincements de détresse me frôlent les pieds, des voix impératives coulent des murs et du plafond pour exiger la présence de gens qui n’y sont pas, tout est confusion et fracas. Je reste un moment abasourdie à me demander où me précipiter, comment me protéger de la catastrophe qui s’est certainement abattue sur les lieux sous forme d’un incendie, d’un astéroïde, d’un tremblement de terre. Une femme m’adresse quelques mots inaudibles. À tout hasard, je lui réponds que mon père est mort. C’est ce qu’il fallait dire, sans doute. L’univers ralentit suffisamment pour que je le reconnaisse. Il n’y a rien d’anormal, aucune catastrophe particulière, ce n’est que la vie habituelle dans un hôpital, la pagaille de la vie qui se débat pour se maintenir. La femme, une infirmière, a de larges yeux bleus dans lesquels elle m’emmaillote avec bienveillance. «Ah, la chambre 2029», affirme-t-elle doucement. Elle m’effleure l’épaule, elle me parle de café. Un homme en blanc— un infirmier lui aussi ou peut-être un médecin de garde— me touche l’autre épaule. Tous ces tapotements affectueux m’engourdissent dans une agréable torpeur. J’entends à distance la voix de l’homme, tremblante d’égards, je vois ses yeux liquides miroiter au-dessus des miens comme des planètes amicales.

                               

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Je n’ai jamais été seule avec lui. Maintenant, je le suis. C’est un peu tard, il me semble. Ses mains sont si glacées qu’elle anéantissent aussitôt la chaleur des miennes. Son           front brûle comme une fournaise qui s’emballe. Le grand bordel intérieur commence à desceller ce qui était scellé. Toutes ses parties, déjà, ne sont plus cohérentes, s’en vont chacune de leur côté sans s’attendre. Laquelle est encore vraiment là, laquelle peut encore recevoir des encouragements ou des suppliques? Je m’adresse à sa tête brûlante, d’où sort le souffle régulier et blême des dormeurs imbibés de narcotiques. J’attends un miracle. C’est ce que je lui dis. J’attends qu’il ouvre subitement les yeux, qu’il me donne un dixième de regard, un fétu de paille de regard, j’attends qu’il dise tout à coup mon nom à voix intelligible et chagrinée. Florence. Florence. Ah s’il disait mon nom, même en silence, même dans la cacophonie bafouillante de sa fièvre, ah s’il ne faisait que penser à mon nom, je l’entendrais, même esquissé dans une molécule agonisante de son cerveau, je l’entendrais. Dis mon nom, Pepa.

 

Il ouvre les yeux. Je le jure. Il ouvre les yeux pour me parler à moi, puisque je suis son seul paysage immédiat, agrippée à son lit comme une bouture  qui lui serait sortie des côtes durant la nuit.  C’est moi, c’est Florence, parle-moi, dis mon nom, dis-moi quelque chose. Il ouvre les yeux et il pousse un long soupir calme. Ses poumons restent ainsi, dégonflés et tranquilles. Son regard ne me dit rien, ou plutôt il me dit que la maison en dessous se vide, qu’elle s’est déjà vidée à mon insu. Des traces d’humanité disparaissent de ses yeux bruns, de ses yeux noisette, même le brun doré de ses yeux se ternit à toute allure comme un toit de cuivre qui s’oxyde. C’est tout. Ce sera tout à jamais. Tant pis. Il n’y a rien à redire à une mort aussi détendue, aussi peu bagarreuse. Je ferme ses yeux.         

Zone de Texte: Le plaisir de lire

Florence n’aime pas les écrivains, ces êtres névrosés, et encore moins leurs livres, ces choses corpulentes qui ne sont même pas vraies. Florence n’aime pas non plus les chiens, l’alcool, les vieux, le plaisir, l’amour. Elle n’aime que Zéno, mais elle ne l’avouerait jamais, même sous la torture. Zéno est son partenaire dans la petite entreprise de conception de sites Web, Mahone inc., qui s’ingénie à donner vie et éclat à des artistes et à des écrivains en mal de notoriété.

 

Zéno, par contre, adore les écrivains, et en particulier Pierre Laliberté, le romancier mythique dont personne n’a jamais aperçu le visage, qui vit comme un reclus, alors que les honneurs se ternissent et s’érodent à l’attendre. À cause de Zéno, à cause d’une phrase volée, voilà Florence sur une piste pouvant la conduire à Pierre Laliberté, cet imposteur qui pille la vie des autres pour construire ses livres.    

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Zone de Texte: Les premiers 
paragraphes du roman

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