Le jour de la rentrée, nous nous sommes vus et nous nous sommes aimés. Nous ne nous sommes jamais quittés.

 

Juliette a toujours été ma femme ; elle a aussi toujours été ma sœur et ma fille– bien que nous ayons le même âge à un mois près. Pour cette raison, nous n’avons pas eu besoin d’une autre personne : Juliette est tout pour moi.

J’étais professeur de latin et de grec au lycée. J’aimais ce métier, j’avais de bons contacts avec mes rares élèves. Cependant, j’attendais la retraite comme le mystique attend la mort.

 

Ma compassion n’est pas gratuite. Juliette et moi avons toujours aspiré à être libérés de ce que les hommes ont fait de la vie. Études, simple expression, c’était encore trop pour nous. Notre propre mariage a laissé l’impression d’une formalité.

 

Juliette et moi, nous voulions avoir soixante-cinq ans, nous voulions quitter cette perte de temps qu’est le monde. Citadins depuis notre naissance, nous désirions vivre à la campagne, moins par amour de la nature que par besoin de solitude. Un besoin forcené qui s’apparente à la faim, à la soif et au dégoût.

 

Quand nous avons vu la Maison, nous avons éprouvé un soulagement délicieux : il existait donc, cet endroit auquel nous aspirions depuis notre enfance. Si nous avions osé l’imaginer, nous l’aurions imaginé comme cette clairière près de la rivière, avec cette maison qui était la Maison, jolie, invisible, escaladée d’une glycine.

 

À quatre kilomètres de là, il y a Mauves, le village, où nous trouvons tout ce dont nous avons besoin. De l’autre côté de la rivière une autre maison indiscernable. Le propriétaire nous avait dit qu’elle était habitée par un médecin. À supposer que nous ayons voulu être rassurés, c’était encore mieux : Juliette et moi allions nous retirer du monde, mais à trente mètres de notre asile, il y aurait un docteur !

 

Nous n’avons pas hésité un instant. En une heure, la maison est devenue la Maison. Elle ne coûtait pas cher, il n’y avait pas de travaux à faire. Il nous paraissait hors de doute que la chance avait tenu les rênes dans cette affaire. 

           

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On ne sait rien de soi. On croit s’habituer à être soi, c’est le contraire. Plus les années passent et moins on comprend qui est cette personne au nom de laquelle on dit et fait les choses.

 

Ce n’est pas un problème. Où est l’inconvénient de vivre la vie d’un inconnu ? Cela vaut peut-être mieux : sachez qui vous êtes et vous vous prendrez en grippe.

 

Cette étrangeté ordinaire ne m’aurait jamais gêné s’il n’y avait pas eu– quoi ? je ne vois pas comment le dire-, si je n’avais pas rencontré monsieur Bernardin.

 

Je me demande quand a commencé cette histoire. Des dizaines de datations conviendraient, comme pour la guerre de Cent Ans. Il serait correct de dire que l’affaire a commencé il y a un an ; il serait juste aussi de dire qu’elle a pris sa tournure il y a six mois. Il serait cependant plus adéquat de situer son début aux alentours de mon mariage, il y a quarante-trois ans. Mais le plus vrai, au sens fort du terme, consisterait à faire commencer l’histoire à ma naissance, il y a soixante-six ans.

 

Je m’en tiendrai à la première suggestion : tout a débuté il y a un an.

 

Il y a des maisons qui donnent des ordres. Elles sont plus impérieuses que le destin : au premier regard, on est vaincu. On devra habiter là.

 

À l’approche de mes soixante-cinq ans, Juliette et moi cherchions quelque chose à la campagne. Nous avons vu cette maison et aussitôt nous avons su que ce serait la maison. Malgré mon dédain des majuscules, je me dois d’écrire la Maison, car ce serait celle que nous quitterions plus, celle qui nous attendait, celle que attendions depuis toujours.

 

Depuis toujours, oui : depuis que Juliette et moi sommes mari et femme. Légalement, cela fait quarante-trois années. En réalité, nous avons soixante ans de mariage. Nous étions dans la même classe au cours de préparatoire.         

Zone de Texte: Le plaisir de lire
Zone de Texte: Premiers paragraphes

Un professeur de latin-grec, vivant seul avec sa femme dans la maison de leur rêve, subit les visites de son voisin qui s'incruste avec un sans-gêne effroyable. Trop bien élevé, le professeur accepte cette situation, jusqu'au jour où sa colère éclate. Il ne revoit l'intrus que pour le sauver du suicide, comprend alors qu'un homme aussi démuni du désir de vivre et insensible au plaisir n'a qu'un droit : celui de mourir, et il va s'employer à l'aider...

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