L’officier, avec son long corps maigre et son visage osseux, paraissait accablé. Ces retrouvailles ne l’attendrissaient nullement. Il avait une mission à remplir et s’impatientait. L’année 1555 était en son milieu et si l’on dépassait trop le mois de juin, les vents ne seraient plus favorables. Du plat de la main, il frappa sur la table.
- Nous sommes au fait, prononça-t-il de sa voix égale, tendue d’une froide menace, du danger des côtes où nous allons aborder. Cependant, notre décision est arrêtée : nous appareillerons dans huit jours pour aller fonder au Brésil une nouvelle France.
Le matelot et l’Indien se redressèrent sur leurs escabelles. Un reste de rire et les images ineffables que le seul mot de Brésil mettait au fond de leurs yeux persistèrent à leur donner une mimique d’ironie qui n’était peut-être que de songe.
- Nous n’avons pas de temps à perdre ajouta sèchement l’officier. Oui ou non, acceptez-vous, l’un et l’autre, de rejoindre notre expédition pour y servir d’interprètes auprès des naturels ?
Le matelot qui appréciait d’être régalé et entendait faire durer ce plaisir, tenta de ruser.
- Monseigneur, susurra-t-il de sa voix d’ivrogne, je vous l’ai dit : des interprètes, vous en trouverez sur place. Cela fait trois générations que nous autres, Normands, allons là-bas chercher ce fameux bois rouge qui donne sa couleur aux toiles des frères Gobelins. |
- Imaginez un instant, monseigneur, ce que peut ressentir un homme qui voit bouillir devant lui l’eau où il va cuire.
Sur ces mots, le matelot jeta vers les braises un regard lugubre.
- Menteur ! Menteur, cria l’Indien en se redressant. - Comment donc ? Menteur ! Vous ne mangez pas vos semblables, peut-être ? Ou est-ce la recette que tu contestes, malandrin ? Il est vrai, monseigneur, poursuivit le marin en s’adressant de nouveau à l’officier, que les Brésiliens ne procèdent pas tous à la manière de ceux qui m’ont capturé. Certains de ces messieurs « boucanent », voilà le fait, c’est-à-dire qu’ils rôtissent ou si vous préférez qu’ils fument. Le contesteras-tu, pendard ?
Le marin, de sa force malingre mais résolue d’ivrogne, avait saisi l’Indien au pourpoint et collait devant lui son nez luisant. La confrontation dura quelques secondes, chacun perdu de haine dans les yeux de l’autre. Puis, soudain, le matelot relâcha son étreinte, ils partirent tous les deux d’un grand éclat de rire et se serrèrent bruyamment la main. Huit heures sonnaient à la grande tour de la cathédrale de Rouen et le cabaret faisant face au vénérable édifice trembla de toutes ses poutres à chaque coup. |
La conquête du Brésil par les Français est un des épisodes les plus extraordinaires et les plus méconnus de la Renaissance.
Rouge Brésil raconte l’histoire de deux enfants, Just et Colombe, embarqués de force dans cette expédition pour servir d’interprètes auprès des tribus indiennes. Tout est démesuré dans cette aventure. Le cadre : la baie sauvage de Rio, encore livrée aux jungles et aux Indiens cannibales. Les personnages— et d’abord le chevalier de Villegagnon, chef de cette expédition, nostalgique des croisades, pétri de culture antique, précurseur de Cyrano ou de d’Artagnan. |
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