Dans la lignée du mouvement existentialiste, le théâtre de l’absurde a donné naissance à des pièces où la comédie frôle parfois le tragique, des pièces qui remettent en cause les notions traditionnelles de personnage, d’action, de genre et qui mettent en évidence l’absurdité du langage stéréotypé et du conformisme, la routine des habitudes comme l’illustre la pièce d’Eugène Ionesco La Cantatrice Chauve, créée au théâtre de la Huchette, à Paris, en 1950. |
SCÈNE 1
Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. À côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise, frappe dix-sept coups anglais.
MME SMITH
Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C’est parce que nous habitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith...
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
MME SMITH
Les pommes de terre sont très bonnes avec le lard, l’huile de la salade n’étaient pas rance. L’huile de l’épicier du coin est de bien meilleure qualité que l’huile de l’épicier d’en face, elle est même meilleure que l’huile de l’épicier d’en bas de la côte. Mais je ne veux pas dire que leur huile à eux soit mauvaise.
M. SMITH continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
MME SMITH Pourtant, c’est toujours l’huile de l’épicier du coin qui est la meilleure…
M. SMITH continuant sa lecture, fait claquer sa langue
MME SMITH
Mary a bien cuit les pommes de terre, cette fois-ci. La dernière fois elle ne les avait pas bien fait cuire. Je ne les aime que lorsqu’elles sont bien cuites.
M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
Le poisson était frais. Je m’en suis léché les babines. J’en ai pris deux fois. Non, trois fois. Ça me fait aller aux cabinets. Toi aussi tu en as pris trois fois. Cependant la troisième fois, tu en as pris moins que les deux premières fois, tandis que moi j’en ai pris beaucoup plus. J’ai mieux mangé que toi, ce soir. Comment ça se fait? D’habitude, c’est toi qui manges le plus. Ce n’est pas l’appétit qui te manque.
M. SMITH fait claquer sa langue.
Cependant, la soupe était peut-être un peu trop salée. Elle avait plus de sel que toi. Ah, ah, ah. Elle avait aussi trop de poireaux et pas assez d’oignons. Je regrette de ne pas avoir conseillé à Mary d’y ajouter un peu d’anis étoilé. La prochaine fois, je saurai m’y prendre.
M. SMITH continuant sa lecture, fait claquer sa langue.
MME SMITH
Notre petit garçon aurait bien voulu boire de la bière, il aimera s’en mettre plein la lampe, il te ressemble. Tu as vu à table, comme il visait la bouteille? Mais moi, j’ai versé dans son verre de l’eau de la carafe. Il avait soif et il l’a bue. Hélène me ressemble : elle est bonne ménagère, économe, joue du piano. Elle ne demande jamais à boire de la bière anglaise. C’est comme notre petite fille qui ne boit que du lait et ne mange que de la bouillie. Ça se voit qu’elle n’a que deux ans. Elle s’appelle Peggy. La tarte aux coings et aux haricots a été formidable. On aurait bien fait peut-être de prendre, au dessert, un petit verre de vin de Bourgogne australien mais j’ai pas apporté le vin à table afin de ne pas donner aux enfants une mauvaise preuve de gourmandise. Il faut leur apprendre à être sobre et mesuré dans la vie.
|
Retour à la page d’accueil |