- Encore trop jeune, dit-on. - Et très jolie, en plus. - Mais avec des idées, hélas… On dit qu’elle a laissé une lettre étrange, vous ne le savez pas ? - … sa pauvre mère.
Ils sont donc allés jusqu’à fouiller la poubelle du restaurant Bonheur et maman a eu peut-être la chance de lire ma lettre. Mais tout cela n’est-il pas qu’un jeu enfantin ? En fait, une lettre ne peut pas l’affecter davantage. La coquille de sa tête ne s’ouvre pas pour la mauvaise conscience. Ma mort elle-même suffit à prouver qu’elle est innocente et moi plus que jamais ingrate. J’ai franchi une frontière défendue aux jeunes. Maman ne veut rien savoir de la mort, comme elle ne veut rien savoir des hommes qui me plaisent. Mourir jeune, c’est violer les lois divines. C’est plus immoral que de montrer ses jambes.
- Je te prie de rester encore un peu avec nous, vient me dire grand-mère. Nous ne supportons pas ce silence infini où tu enterres les tumultes de ton âme. Il faut que tu parles. Tu peux maudire ta pauvre mère, si tu le préfères, maudire tout le monde et m’accabler d’injures. Mais parle ! Sur notre tête décharge ton chagrin.
|
Ils jettent mon corps sur un petit lit roulant, au milieu d’une salle blanche et sans fenêtres. Leurs mouvements sont brusques. Ils me traitent de criminelle. Quand maman n’est pas là, ils ne dissimulent pas leur dégoût.
En général, ils respectent davantage les déjà-morts que les encore-vivants car, devenus moins humains et surtout moins fragiles, les premiers peuvent acquérir, du jour au lendemain, plus d’intelligence, plus de talent, plus de vertu, donc plus de valeur. Mais c’est différent dans mon cas. Ma mort est une honte démesurée, car je m’y suis condamnée moi-même, j’en ai exécuté la peine moi-même. Ils m’en veulent de ce que je ne les aime pas assez, que je m’enfuie de leur royaume. Ils ne graveront pas mon nom sur une pierre comme ils le font pour tant d’autres. Au contraire, ils s’empressent de m’éliminer de la surface de leur terre. Mais il y a bien d’autres corps à brûler. Sur la voie du néant comme sur toutes les autres, il faut faire la queue. Garder la vertu de la patience. Attendre avec un sourire compréhensif.
Pendant ce temps, une araignée élargit son terrain au plafond et les gens viennent me voir. Avec le parfum de l’encens montent des bredouillements curieux et des sanglots sincères : |
Pour en finir avec l’amour maternel qui l’étouffe, pour échapper à l’étau social et au désespoir d’une vie sans issue, une jeune fille s’engage sur la seule voie possible : la dernière.
Née en 1961 à Shanghai, Ying Chen vit maintenant à Montréal au Québec.
Elle a aussi écrit : La mémoire de l’eau, Leméac, 1992 Les lettres chinoises, Leméac, 1993 Immobile, Boréal, 1998 L’ingratitude, Leméac, 1995. 133 pages |
Retour à la page d’accueil |