de la mémoire. Je décide quand même de le nommer S…, car mon mari de maintenant l’archéologue A…, dont le nom m’échappe pour la même raison, a besoin de données précises pour comprendre mon histoire et pour y croire. Il me manquait une certaine intelligence, d’après S…, une sorte de sensibilité, justement parce que j’avais un corps trop complet, presque dépourvu de défauts. Depuis, j’avais acquis un penchant pour tout ce qui était demi, imparfait, irréparable. D’ailleurs, à ce moment-là, à l’intérieur de la maison du prince, mon espèce valait moins que les domestiques, avait moins d’influence sur le maître, méritait moins de bonheur. Maintenant comme autrefois, j’aurais voulu devenir quelqu’un d’autre, sinon quelque chose d’autre. Mais A… trouve que cela ne doit pas me servir de prétexte pour vivre aujourd’hui d’une manière irresponsable, pour refuser d’être ce que je suis. Ce serait trop bête de compromettre la vie présente au nom d’une prétendue vie antérieure. Il faut que je me débrouille autrement.

 

A… enseigne l’archéologie et croit en la science.

 

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Bien que je n’aie pas connu ma dernière mère, je me souviens toujours de la pénombre humide, de la chaleur écrasante de ce tunnel si étroit, coincé parmi tant d’organes digestifs, où la lumière est encore un rêve. Tout semble provenir de là, de la profondeur des origines coulent les premiers pleurs de l’être. Maintenant je suis devenue moi aussi une origine que j’espère stérile, séchée, ne pouvant procurer ni joie ni peine, fabriquer ni héros ni lâche. Je suis une lâche. Ce n’est pas tout à fait sa faute, elle n’a pas voulu d’enfant. Elle n’a pas souhaité ma venue, c’est pourquoi elle s’est détournée de moi dès le premier jour. Ma naissance est due à ma propre volonté. Je dois naître.

 

Encore une fois, je suis moi. Je ne suis pas sortie du cycle. Je demeure entièrement féminine, je crois. Je suis dans le rang, avec les membres et les organes bien à leur place. J’ai un corps juste. Il est toutefois désespérant que rien ne manque. Mon amant d’autrefois, le serviteur S…, n’avait qu’une oreille. Il avait sans doute un nom mais je ne m’en souviens pas, je veux dire qu’il est encore sur mes lèvres mais je ne sais pas le prononcer. C’était une appellation abstraite, sans signification, inclassable, s’accrochant mal aux

Zone de Texte: Le plaisir de lire
Zone de Texte: Les premiers paragraphes du roman

Il est archéologue et croit à la science. Elle vit dans le passé, sans cesse rappelée vers une existence antérieure, qu’elle aurait vécue dans une contrée lointaine, il y a bien longtemps. Il craint que cette mémoire obsédante ne tue leur amour et fait tout en son pouvoir pour retenir sa jeune femme dans le temps présent.

Mais il est impossible d’échapper au passé, car il a été l’instant d’une expérience extrême, dont la fulgurance même a fait que le temps s’est immobilisé.

Sous la surface placide de l’écriture, une féroce ironie hante ce roman. Tout en déroulant un récit qui a des allures de conte, Ying Chen nous laisse entrevoir des abîmes. Ceux du couple, de l’amour, de la vie. Envoûtant.

Immobile, Boréal, 1998

156 pages.

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